Les livres et la joie de vivre
Hassouna Mosbahi, Yawmiyet Munich, 2001-2004, (Journal de Munich), Al Farabi, Beyrouth, 2008, 293 pages, ISBN : 9953-71-261-1.
En ouvrant ce texte, je ne préjugeais de rien, mais j’avais dans l’idée que son auteur allait enfin livrer les secrets du métier qui est le sien. Certes, le Journal contient des indications très éparses sur les conditions de production de ses romans. Les Autres, Adieu Rosalie, Terchich. Sur l’expérience de l’écriture en tant que telle, on y trouve, en revanche, peu de choses. Hormis les quelques pages finales et presque obligées sur certains de ses personnages, son discours reste volontairement évasif, comme si ce romancier, qui avait choisi depuis longtemps de cultiver son « petit jardin », tenait jalousement à le préserver des regards indiscrets. En fait, Mosbahi ne concède pas facilement à la mode dite moderne, qui d’ailleurs se démode de plus en plus. Il ne semble pas très enclin à nous faire visiter l’atelier de l’écrivain, encore moins à nous tenir un discours de la méthode sur sa création romanesque.
Le Journal de Munich donne la part belle à la lecture. C’est naturel, diriez-vous. En connaît-on des écrivains qui n’aient pas été d’abord des lecteurs ? Mais le culte qu’il voue aux livres est d’une ampleur toute autre. Il aime raconter comment il se met au lit pendant le rude hiver bavarois, pour écouter de la musique classique, pour lire et surtout pour relire ses auteurs préférés. L’exercice peut prendre des heures, voire des jours. Ne criez pas trop vite au cliché. Loin d’être un caprice, la lecture, telle qu’elle est décrite dans le Journal, a la force d’un acte de foi voué à l’intelligence du monde. Papivore avide et insatiable, Mosbahi ne se sépare jamais de ses classiques ; l’horizon de ses lectures s’avère être incommensurable : Ibn Khaldoun, Echebbi, Joyce, Faulkner, Dostoïevski, Marquez, Borges, Mahfûz et Youssef Idris. Il lit la littérature allemande dans le texte, il fréquente la japonaise…etc. Pendant cette décennie, il s’est lié d’amitié avec Mohamed Chokri et Taeîb Salah. La silhouette du géant soudanais emplit Le Journal. Mais il se méfie, comme de la peste, de l’intelligentsia arabe.
Son combat contre le conformisme politique et intellectuel dans le monde arabo- musulman, on le devine aisément, est sans concession. Il ne décolère pas contre Nasser et surtout contre Saddam. En réalité, la liste des inculpés est longue. La plume de Mosbahi débusque les incohérences du pouvoir personnel et tribal dans la plupart des pays arabes et au sein de l’Organisation palestinienne. Cependant, Mosbahi, cet amoureux de la culture et des livres, n’est pas un penseur politique. Je crois même qu’il s’offusquerait, si on l’affublait de la perfide épithète. Quoique totalement justifié, son réquisitoire contre ces dictateurs attitrés manque de fraîcheur, voire d’originalité, en raison sans doute de l’inflation du discours médiatique autour de ces fameux personnages.
Pour Mosbahi , Munich est plus qu’un lieu de résidence. Quoiqu’il ait quitté son pays et le monde arabe presque pour les mêmes mobiles que la plupart de ses confrères exilés, il ne semble pas vivre cette expérience comme un exil. Bien au contraire, il ne s’est jamais senti lui-même que dans des citées occidentales, telles Londres, Munich et Paris. Dans le Journal, ces métropoles de la culture universelle opèrent comme d’excellents observatoires pour le monde arabe. C’est de loin qu’on peut, en effet, mieux voir la déferlante dite « islamiste », le tsunami du désespoir. Si l’immense culture de Mosbahi le prémunit contre les clichés que l’Occident a toujours colportés contre la civilisation arabe, il n’est pas prêt à masquer les vraies défaillances de cette dernière. Il n’hésite pas, par exemple, à dénoncer le culte voué au « guide » et à la pensée du « troupeau ». Il ne fait pas dans l’euphémisme quand il présente la déconsidération de l’individu et de la femme, chez les Arabes, comme les fondements d’une civilisation vouée aujourd’hui à la déroute, à l’inculture. La franchise du propos et surtout la détresse qu’il dégage valent autant, sinon davantage, que l’argumentaire. Les retrouvailles de Mosbahi avec le monde arabe sont rarement heureuses, si l’on excepte ses retours au pays natal, la Tunisie, dont il ne peut à vrai dire jamais se détacher, et quelques séjours édifiants au Maroc. Ses voyages au Caire, à Bagdad, au Kuweit, quand ils ne sont pas franchement désagréables, sont source d’une désespérance culturelle dont il met souvent du temps pour se remettre. Mais, battant, il s’en remet toujours. Le rejet des mécanismes de soumission et d’aliénation spirituelle et intellectuelle qui sont inhérents à notre culture traditionnelle constitue le point focal autour duquel s’ordonnent la vie et l’oeuvre de Mosbahi. En mettant en évidence cette revendication capitale, le Journal de Munich réhabilite une part de nous –mêmes. Excentrique dans l’espace et le temps, cet ouvrage l’est surtout par rapport au champ culturel arabe dominant. Il n’y a pas une seule page où Mosbahi ne réclame pour lui et pour nous cette excentricité porteuse d’espoir.
Chaâbane Harbaoui
Pour Hassouna Mosbahi, l’heure n’est pas encore au bilan. C’est trop tôt. Le Journal de Munich (Yawmiyet Munich), qu’il vient de signer chez Al Farabi, n’est pas une rétrospective nostalgique de son séjour bavarois. Ecrits au jour le jour pendant les quatre années 2001-2004, ces textes relatent des réactions immédiates aux événements qui ont marqué l’écrivain affectivement et surtout intellectuellement.
Mais au-delà des faits racontés, ce Journal dégage beaucoup de joie. La joie de vivre. Mu par une grande énergie, il nous révèle d’abord un auteur dans la force de l’âge et une œuvre ouverte sur l’avenir. A dire vrai, cet ouvrage tient d’un genre hybride. Par son organisation chronologique et la nature très personnelle de certaines informations, il rappelle, à bien des égards, le journal intime. Mais il s’en écarte par son caractère extraverti et autobiographique. Mosbahi raconte son quotidien sans donner l’impression qu’il privilégie une facette particulière de sa vie. Par exemple, il nous dit, avec le même aplomb, comment il fait la cuisine pour ses invités et l’amour avec ses compagnes. Il n’assortit pas sa sexualité, quelque peu débridée, de la dose de confidentialité dont on la pare souvent. Il ne cherche pas non plus à faire des révélations sensationnelles sur ses ébats amoureux. Dans sa vie, les plaisirs sexuel, gastronomique et intellectuel participent d’une même jouissance fondamentale et indispensable à l’accomplissement de soi. Alors que la plupart des écrivains arabes jettent le voile sur leur vie intime, Mosbahi, en se découvrant à son lecteur, entend accomplir un acte de liberté qu’il considère inaliénable. Quand il évoque ses amours et les plaisirs de la bonne chère, il n’y va pas avec le dos de la cuiller. Il adore la bière et les dîners bien arrosés. Alors il en parle dans son Journal autant qu’il en consommait dans les bars et restaurants bavarois.
En se racontant, l’auteur tente, en fait, de normaliser le rapport de l’écriture à l’intimité et au quotidien, dans le sens où l’écriture se doit de les exprimer sans emphase ni langue de bois. Notre culture, étant infestée de tabous et notre langue d’interdits linguistiques, comment trouver la mesure pour décrire le plus naturellement du monde ces choses-là ? Mosbahi, lui, y parvient, bien qu’il ait parfois la fâcheuse tendance à vouloir narguer implicitement ceux qui se privent de ces plaisirs et ceux qui en goûtent mais s’en cachent par conformisme intellectuel. Il réussit à trouver le mot et le ton pour rendre publique cette part de lui-même grâce à sa cohabitation sans faille avec la langue maternelle. Il sait la mettre en confiance. Aussi eut-il une réelle frayeur le jour où, débarquant à Munich, il crut avoir perdu sa langue, dans le double sens de la syllepse. Sa détresse linguistique n’est pas sans rappeler celle du personnage principal dans le film américain, Seul au monde, une version modernisée de l’histoire de Robinson Crusoé. Mosbahi se mit alors à l’épistolaire moins pour communiquer avec ses destinataires arabophones que par souci de renouer avec sa compagne de toujours : la langue arabe. Elle le lui rend bien ici et dans bien d’autres livres. Pourtant Mosbahi ne dit pas tout.
En ouvrant ce texte, je ne préjugeais de rien, mais j’avais dans l’idée que son auteur allait enfin livrer les secrets du métier qui est le sien. Certes, le Journal contient des indications très éparses sur les conditions de production de ses romans. Les Autres, Adieu Rosalie, Terchich. Sur l’expérience de l’écriture en tant que telle, on y trouve, en revanche, peu de choses. Hormis les quelques pages finales et presque obligées sur certains de ses personnages, son discours reste volontairement évasif, comme si ce romancier, qui avait choisi depuis longtemps de cultiver son « petit jardin », tenait jalousement à le préserver des regards indiscrets. En fait, Mosbahi ne concède pas facilement à la mode dite moderne, qui d’ailleurs se démode de plus en plus. Il ne semble pas très enclin à nous faire visiter l’atelier de l’écrivain, encore moins à nous tenir un discours de la méthode sur sa création romanesque.
Le Journal de Munich donne la part belle à la lecture. C’est naturel, diriez-vous. En connaît-on des écrivains qui n’aient pas été d’abord des lecteurs ? Mais le culte qu’il voue aux livres est d’une ampleur toute autre. Il aime raconter comment il se met au lit pendant le rude hiver bavarois, pour écouter de la musique classique, pour lire et surtout pour relire ses auteurs préférés. L’exercice peut prendre des heures, voire des jours. Ne criez pas trop vite au cliché. Loin d’être un caprice, la lecture, telle qu’elle est décrite dans le Journal, a la force d’un acte de foi voué à l’intelligence du monde. Papivore avide et insatiable, Mosbahi ne se sépare jamais de ses classiques ; l’horizon de ses lectures s’avère être incommensurable : Ibn Khaldoun, Echebbi, Joyce, Faulkner, Dostoïevski, Marquez, Borges, Mahfûz et Youssef Idris. Il lit la littérature allemande dans le texte, il fréquente la japonaise…etc. Pendant cette décennie, il s’est lié d’amitié avec Mohamed Chokri et Taeîb Salah. La silhouette du géant soudanais emplit Le Journal. Mais il se méfie, comme de la peste, de l’intelligentsia arabe.
Son combat contre le conformisme politique et intellectuel dans le monde arabo- musulman, on le devine aisément, est sans concession. Il ne décolère pas contre Nasser et surtout contre Saddam. En réalité, la liste des inculpés est longue. La plume de Mosbahi débusque les incohérences du pouvoir personnel et tribal dans la plupart des pays arabes et au sein de l’Organisation palestinienne. Cependant, Mosbahi, cet amoureux de la culture et des livres, n’est pas un penseur politique. Je crois même qu’il s’offusquerait, si on l’affublait de la perfide épithète. Quoique totalement justifié, son réquisitoire contre ces dictateurs attitrés manque de fraîcheur, voire d’originalité, en raison sans doute de l’inflation du discours médiatique autour de ces fameux personnages.
Pour Mosbahi , Munich est plus qu’un lieu de résidence. Quoiqu’il ait quitté son pays et le monde arabe presque pour les mêmes mobiles que la plupart de ses confrères exilés, il ne semble pas vivre cette expérience comme un exil. Bien au contraire, il ne s’est jamais senti lui-même que dans des citées occidentales, telles Londres, Munich et Paris. Dans le Journal, ces métropoles de la culture universelle opèrent comme d’excellents observatoires pour le monde arabe. C’est de loin qu’on peut, en effet, mieux voir la déferlante dite « islamiste », le tsunami du désespoir. Si l’immense culture de Mosbahi le prémunit contre les clichés que l’Occident a toujours colportés contre la civilisation arabe, il n’est pas prêt à masquer les vraies défaillances de cette dernière. Il n’hésite pas, par exemple, à dénoncer le culte voué au « guide » et à la pensée du « troupeau ». Il ne fait pas dans l’euphémisme quand il présente la déconsidération de l’individu et de la femme, chez les Arabes, comme les fondements d’une civilisation vouée aujourd’hui à la déroute, à l’inculture. La franchise du propos et surtout la détresse qu’il dégage valent autant, sinon davantage, que l’argumentaire. Les retrouvailles de Mosbahi avec le monde arabe sont rarement heureuses, si l’on excepte ses retours au pays natal, la Tunisie, dont il ne peut à vrai dire jamais se détacher, et quelques séjours édifiants au Maroc. Ses voyages au Caire, à Bagdad, au Kuweit, quand ils ne sont pas franchement désagréables, sont source d’une désespérance culturelle dont il met souvent du temps pour se remettre. Mais, battant, il s’en remet toujours. Le rejet des mécanismes de soumission et d’aliénation spirituelle et intellectuelle qui sont inhérents à notre culture traditionnelle constitue le point focal autour duquel s’ordonnent la vie et l’oeuvre de Mosbahi. En mettant en évidence cette revendication capitale, le Journal de Munich réhabilite une part de nous –mêmes. Excentrique dans l’espace et le temps, cet ouvrage l’est surtout par rapport au champ culturel arabe dominant. Il n’y a pas une seule page où Mosbahi ne réclame pour lui et pour nous cette excentricité porteuse d’espoir.
Chaâbane Harbaoui