De l’Histoire à la mémoire
Mohamed Ali Habachi, Les Sahéliens. l’Histoire, Documents inédits, Archives beylicales et coloniales, 1574-1957, « Repères identitaires », Sudes- Progrès, Tunis, 2009, 184 pages, ISBN : 978-9973-9969-1-6.
Mohamed Ali Habachi voulait depuis plusieurs années redécouvrir la Tunisie à travers l’histoire de ses régions. Décidément, rien ne l’arrêtera sur sa lancée : après un premier ouvrage sur Les tribus : des origines au démantèlement, paru en 2005 et réédité en 2006 puis 2008, en voici un second : Les Sahéliens. L’Histoire.
C’est une monographie de la région du grand Sahel tunisien entre 1574 et 1957. En fait, ce livre de cent quatre-vingt pages se veut surtout une immersion dans les Archives et dans la mémoire collective. Il est divisé en trois chapitres qui traitent successivement du récit des origines d’après les textes et la légende orale , du Sahel sous les administrations beylicale puis coloniale. Fidèle à l’esprit de Talbi qui appela très tôt à la nécessité d’introduire l’étude régionale dans l’historiographie tunisienne, M. Habachi braque sa loupe grossissante sur Sousse et ses environs. Mais il projette d’étendre son enquête à plusieurs autres régions. A y songer, ce projet documentaire est colossal. M. Habachi ne saurait, à lui seul, soutenir un effort si herculéen. M. Ahmed Hamrouni, qui opère dans le nord du pays, semble animé par la même ambition. Les pistes des deux archivistes finiront par se croiser et leurs enquêtes par se compléter. Bien d’autres traqueurs d’archives les rejoindront.
Dans la vaste étendue temporelle que ce livre tente de couvrir, les époques sont évidemment nombreuses. L’historiographie savante en a daté les périodes ; elle en a décrit les acteurs. Nous avons même parfois l’impression que ces grandes stations sont archiconnues, tant elles ont été revisitées par une foule de chroniqueurs, de mémorialistes et plus récemment encore par des historiens et chercheurs spécialistes, tunisiens et étrangers. Mais ce balisage, parce que général et national, ne saurait rendre compte des répercussions de tel ou tel événement particulier à Gafsa, au Kef ou à Tunis même. Seule l’archive régionale peut nous dire, par exemple, comment un certain dimanche 30 avril 1864, Sfax rallia l’insurrection populaire et s’embrasa après un rassemblement houleux à Souk « Erbat » initié par les héros du jour : Ahmed Assal et El-Mechri , et comment, quelques mois après, les villages insurgés du Sahel vécurent, l’un après l’autre, la défaite. La généralité, qui est nécessaire à une saisie historique plus globale, gomme donc la couleur locale des faits et des choses. En exhumant les archives relatives au Sahel, Habachi restitue le substrat de la mémoire qui se loge dans la poussière des petites et grandes actions locales. Dans ce livre, plusieurs archives, fussent-elles purement administratives, ont une charge mémorielle et affective qui nous interpelle sans médiation. En effet, rien n’est plus sec et plus dénoté que le registre officiel du contrôle civil de Sousse et ses environs, établi par l’administration coloniale en 1900. Et pourtant, cette « nomenclature » des fractions tribales à Msaken, à EL Kalâa Essghira ou à Takrouna permet de mesurer, aujourd’hui, les changements qu’avait subis la géographie humaine de ces localités après l’implosion du tribalisme en Tunisie : des noms ont totalement disparu, d’autres au contraire ont résisté, d’autres encore ont immigré vers des régions lointaines avec les hommes qui les portaient.
Les documents inédits les plus significatifs publiés par Habachi sont incontestablement ceux qui se rapportent à l’époque coloniale. On pourrait y voir un traitement de faveur concédé au Protectorat. A vrai dire, il s’agirait moins d’un choix délibéré que d’une contrainte. Comparés au temps colonial, ceux qui sont plus anciens dans notre Histoire seraient moins lotis en archives régionales. Telle est du moins l’impression qui se dégage à la lecture de ce livre. C’est que l’administration coloniale, rappelle Habachi, voulant s’assurer la gestion de la Régence, envoya des ethnologues dans les caïdats et les localités pour enquêter sur la formation tribale et les coutumes des « indigènes ». « Consciencieusement, écrit l’historien Valensi, ces ethnologues en uniforme ont couché sur de copieux cahiers la geste de toutes les tribus, des villages et de leurs subdivisions, constituants ainsi une sorte de corpus des récits d’origine. Ils ont, il est vrai, traduit ce qu’ils collectaient, et leur médiation invite à prendre quelques précautions avant de lire ces textes ».
En tout cas, les archives coloniales se distinguent par leur diversité : les photographies de l’Association des Anciens Elèves de l’école franco-arabe, celles de l’école coranique en 1926 et de plusieurs responsables politiques du moment laissent deviner le rôle de la grande cité de Sousse dans la région du Sahel sous la bannière tricolore. Dans ces archives, Sousse est splendide. Même si elle semble parfois épouser, à travers les photographies, l’air sombre de ces temps difficiles. Quoiqu’elles sentent le cliché exotique d’une ethnographie désuète, les photos des bédouins,dans leurs tentes ou sur leurs montures, sont également touchantes : en les regardant de près, on ne peut s’empêcher de jeter sur nos ancêtres les plus proches un regard tendre, charmé et non moins amusé. La correspondance administrative, quant à elle, est assez abondante dans le livre de Habachi. Elle révèle la face sombre du phénomène colonial : l’exploitation méthodique des richesses du Sahel.
Mais, au-delà de la chronologie, on sent que les découpages, administratifs et autres, n’ont pas endigué les débordements que le mouvement des hommes a générés tout au long de notre Histoire. Quand Habachi parle des Mthelith, des Ouled Saïd ou des Souassi pour situer leur emplacement dans les bourgs et les petites localités aux alentours de Sousse, il est amené à évoquer le passé de ces tribus et leur implantation historique. De fil en aiguille , on se retrouve dans les alentours de Sfax, aux confins de Gabès ou encore non loin de Kairouan. Certaines branches tribales s’étaient trouvées au XIXème siècle loin de leur implantation traditionnelle, à la suite d’un mouvement d’immigration encore inexpliqué : des Neffet et des Mthelith, apprend-on, s’étaient déjà fixés dans la région de Zaghouan, à la fin du XVIIIème siècle etc. Quant aux petits villages sahéliens d’alors, ils avaient une composante tribale dominante, mais elle cohabitait avec une multitude de petits brins venus d’ailleurs.
Le récit des origines, en grande partie imaginaire, est édifiant à bien des égards : Les petites localités rivalisaient les unes avec les autres en mettant en avant leur origine maraboutique. Quand on apprend aujourd’hui que plusieurs villages, au Sahel et ailleurs, se réclamaient, à tort ou à raison, d’un marabout venu de Sakiet- al- Hamra, on saisit que « l’infiniment petit » ( géographiquement parlant) réfère inexorablement à « l’infiniment grand » : dans la légende, les Ksibet El Médiouni, les Bennene, les Sidi Bou Ali ouvrent sur le Grand Maghreb.
Le gigantesque travail de témoignage entrepris depuis plusieurs années par la Fondation Témimi , les travaux de Habachi, ceux de Hamrouni contribuent efficacement à convertir notre Histoire en mémoire. Mais cette réhabilitation aux plans régional et national est complexe ; elle n’est pas sans risques. Elle exige aujourd’hui de la part des historiens et des intellectuels toute l’attention critique qu’elle mérite.
Chaâbane Harbaoui.
Dans la vaste étendue temporelle que ce livre tente de couvrir, les époques sont évidemment nombreuses. L’historiographie savante en a daté les périodes ; elle en a décrit les acteurs. Nous avons même parfois l’impression que ces grandes stations sont archiconnues, tant elles ont été revisitées par une foule de chroniqueurs, de mémorialistes et plus récemment encore par des historiens et chercheurs spécialistes, tunisiens et étrangers. Mais ce balisage, parce que général et national, ne saurait rendre compte des répercussions de tel ou tel événement particulier à Gafsa, au Kef ou à Tunis même. Seule l’archive régionale peut nous dire, par exemple, comment un certain dimanche 30 avril 1864, Sfax rallia l’insurrection populaire et s’embrasa après un rassemblement houleux à Souk « Erbat » initié par les héros du jour : Ahmed Assal et El-Mechri , et comment, quelques mois après, les villages insurgés du Sahel vécurent, l’un après l’autre, la défaite. La généralité, qui est nécessaire à une saisie historique plus globale, gomme donc la couleur locale des faits et des choses. En exhumant les archives relatives au Sahel, Habachi restitue le substrat de la mémoire qui se loge dans la poussière des petites et grandes actions locales. Dans ce livre, plusieurs archives, fussent-elles purement administratives, ont une charge mémorielle et affective qui nous interpelle sans médiation. En effet, rien n’est plus sec et plus dénoté que le registre officiel du contrôle civil de Sousse et ses environs, établi par l’administration coloniale en 1900. Et pourtant, cette « nomenclature » des fractions tribales à Msaken, à EL Kalâa Essghira ou à Takrouna permet de mesurer, aujourd’hui, les changements qu’avait subis la géographie humaine de ces localités après l’implosion du tribalisme en Tunisie : des noms ont totalement disparu, d’autres au contraire ont résisté, d’autres encore ont immigré vers des régions lointaines avec les hommes qui les portaient.
Les documents inédits les plus significatifs publiés par Habachi sont incontestablement ceux qui se rapportent à l’époque coloniale. On pourrait y voir un traitement de faveur concédé au Protectorat. A vrai dire, il s’agirait moins d’un choix délibéré que d’une contrainte. Comparés au temps colonial, ceux qui sont plus anciens dans notre Histoire seraient moins lotis en archives régionales. Telle est du moins l’impression qui se dégage à la lecture de ce livre. C’est que l’administration coloniale, rappelle Habachi, voulant s’assurer la gestion de la Régence, envoya des ethnologues dans les caïdats et les localités pour enquêter sur la formation tribale et les coutumes des « indigènes ». « Consciencieusement, écrit l’historien Valensi, ces ethnologues en uniforme ont couché sur de copieux cahiers la geste de toutes les tribus, des villages et de leurs subdivisions, constituants ainsi une sorte de corpus des récits d’origine. Ils ont, il est vrai, traduit ce qu’ils collectaient, et leur médiation invite à prendre quelques précautions avant de lire ces textes ».
En tout cas, les archives coloniales se distinguent par leur diversité : les photographies de l’Association des Anciens Elèves de l’école franco-arabe, celles de l’école coranique en 1926 et de plusieurs responsables politiques du moment laissent deviner le rôle de la grande cité de Sousse dans la région du Sahel sous la bannière tricolore. Dans ces archives, Sousse est splendide. Même si elle semble parfois épouser, à travers les photographies, l’air sombre de ces temps difficiles. Quoiqu’elles sentent le cliché exotique d’une ethnographie désuète, les photos des bédouins,dans leurs tentes ou sur leurs montures, sont également touchantes : en les regardant de près, on ne peut s’empêcher de jeter sur nos ancêtres les plus proches un regard tendre, charmé et non moins amusé. La correspondance administrative, quant à elle, est assez abondante dans le livre de Habachi. Elle révèle la face sombre du phénomène colonial : l’exploitation méthodique des richesses du Sahel.
Mais, au-delà de la chronologie, on sent que les découpages, administratifs et autres, n’ont pas endigué les débordements que le mouvement des hommes a générés tout au long de notre Histoire. Quand Habachi parle des Mthelith, des Ouled Saïd ou des Souassi pour situer leur emplacement dans les bourgs et les petites localités aux alentours de Sousse, il est amené à évoquer le passé de ces tribus et leur implantation historique. De fil en aiguille , on se retrouve dans les alentours de Sfax, aux confins de Gabès ou encore non loin de Kairouan. Certaines branches tribales s’étaient trouvées au XIXème siècle loin de leur implantation traditionnelle, à la suite d’un mouvement d’immigration encore inexpliqué : des Neffet et des Mthelith, apprend-on, s’étaient déjà fixés dans la région de Zaghouan, à la fin du XVIIIème siècle etc. Quant aux petits villages sahéliens d’alors, ils avaient une composante tribale dominante, mais elle cohabitait avec une multitude de petits brins venus d’ailleurs.
Le récit des origines, en grande partie imaginaire, est édifiant à bien des égards : Les petites localités rivalisaient les unes avec les autres en mettant en avant leur origine maraboutique. Quand on apprend aujourd’hui que plusieurs villages, au Sahel et ailleurs, se réclamaient, à tort ou à raison, d’un marabout venu de Sakiet- al- Hamra, on saisit que « l’infiniment petit » ( géographiquement parlant) réfère inexorablement à « l’infiniment grand » : dans la légende, les Ksibet El Médiouni, les Bennene, les Sidi Bou Ali ouvrent sur le Grand Maghreb.
Le gigantesque travail de témoignage entrepris depuis plusieurs années par la Fondation Témimi , les travaux de Habachi, ceux de Hamrouni contribuent efficacement à convertir notre Histoire en mémoire. Mais cette réhabilitation aux plans régional et national est complexe ; elle n’est pas sans risques. Elle exige aujourd’hui de la part des historiens et des intellectuels toute l’attention critique qu’elle mérite.
Chaâbane Harbaoui.