Histoire des mots, histoire de l’Autre
Majid El Houssi : Désigner l’Autre Roumi et son champ synonymique, Editions Selefa, Paris 2007, 110 pages
Poète, romancier, essayiste, professeur de linguistique française à Venise, Majid El Houssi multipliait les vocations et élargissait son champ d’investigation et de curiosité. Son dernier opus, publié, quelques mois seulement avant sa disparition, Désigner l’Autre Roumi et son champ synonymique s’inscrit dans une optique qui renvoie, d’un côté, à son statut d’Européen, et de l’autre, à son origine tunisienne et arabe. Cette double appartenance aux deux rives nord et sud de la Méditerranée est suffisante pour le conduire à s’interroger sur le sens des relations entre ces deux parties du monde et à pouvoir enfin examiner les modalités par lesquelles, de par et d’autre de cette mer, on désigne l’Autre.
Bien sûr, pour Majid El Houssi, l’Autre renvoie à une entité fluide et translucide, dans la mesure où le « je » s’identifie, en toute légitimité, tantôt à l’Européen « Nous européens, héritiers de l’Empire romain d’Occident », tantôt à son contraire. Et c’est précisément cette intervention de l’Autre et son altérité souple et non figée qui confèrent à son ouvrage une richesse et une orientation originale. Pourquoi originale ? Parce que l’auteur s’écarte des relents du discours idéologique et adopte une perspective qui se veut la moins subjective : une approche lexico sémantique. Dans ce sens, la problématique de l’altérité est appréhendée à partir du terme « roumi et son champ synonymique dont notamment « kàfir » et « gaouri ».Chacun de ces trois vocables a fait l’objet d’un examen philologique et sémantique attentif et nourrit par conséquent la matière d’un chapitre tissé de références, de citations, et d’arguments puisés tantôt dans les livres d’histoire, tantôt dans la littérature classique et moderne, voire même dans le Coran ou les médias.
« Les Roums ont eu le dessous dans le pays voisin »
Que signifie le mot « roumi » ? Globalement, il désigne l’Européen ou le Chrétien. Et c’est précisément cette généralisation expéditive que Majid El Houssi s’applique à rectifier, en procédant à une véritable archéologie du sens. L’origine arabe du terme vient du vocable « Rûm » qui désigne les Grecs du Bas-Empire romain d’orient qui s’est installé à Byzance, avec pour capitale Constantinople. Dans le Coran, « al-Rûm » est cité à plusieurs reprises. C’est même le titre de la Sourate xxx qui commence ainsi : « Les Rûms ont eu le dessous dans le pays voisin ». Le terme va voyager en Occident via l’Andalousie, la Sicile, jusqu’en France pour s’appliquer, sous une forme légèrement modifiée, « romi », puis « rumi », aux Chrétiens étrangers qui sillonnaient l’Espagne septentrionale et se rendaient en pèlerinage à Saint Jacques Compostelle.A côté de son sens péjoratif ou dépréciatif, le terme a gagné à partir du 19ème siècle un caractère purement descriptif quand il désigne au Maghreb des fruits ou encore des traits physiques, comme « zine roumi » (beauté occidentale) par opposition à beauté arabe.Aujourd’hui, le mot « roumi », tout en continuant à être utilisé dans des acceptions tantôt péjoratives, tantôt valorisantes ou informatives, est relancé par les nouvelles générations de l’immigration, particulièrement en France, avec l’acception de « français de souche ».
Du lien entre Kâfir et cafard
Il n’y a qu’un pas pour passer du « roumi » au sens péjoratif à son synonyme « kàfir ». Le terme est largement utilisé dans le Coran qui propose toutes les dérivations sémantiques relatives à la religion. Etymologiquement, le « kàfir » est le « semeur » qui couvre la graine avec de la terre, donc il est celui qui cache ce qui est derrière ou couvre tout dans l’obscurité. Donc, par glissement de sens, le « kàfir » est celui qui cache ( ou voile) délibérément ses yeux à l’aide d’un voile. De là, on passe au sens d’ingrat (« kàfir ») qui s’oppose à « shakir » (reconnaissant). Mais là, le terme pose quelques pièges sémantiques. En effet, si aux yeux des tenants du dogme, le « kàfir » désigne le non Musulman, voire même un Musulman qui ne respecte pas l’ensemble des règles religieuses, dans le Coran, précise l’auteur, les Chrétiens et les Juifs sont désignés par « Ahl EL-Kitab » (les gens du Livre), et appelés aussi des « Dhimmis » (les protégés), selon la loi islamique. De là, on peut déduire que l’adjectif « kàfir » ne s’applique pas systématiquement à eux. De ce point de vue, « kàfir » couvre plusieurs sens, parfois hétérogènes. C’est à l’infidèle, l’incroyant, le mécréant , mais aussi le païen ou l’idolâtre. Le terme a connu aussi une autre fortune, puisque l’auteur relève tout un champ phonologique qui tisse un lien avec « kàfir », comme cafard, caphar, capharder, d’où vient probablement le nom de l’insecte, ou encore « cafre » qui désigne l’homme méchant et dur, et qui est forgé à partir d’un dérivé du nom de la tribu Cafres, en Afrique australe.
Le « gaouri » ou l’adepte de l’autre religion.
Le troisième terme utilisé par les Arabes, surtout au Maghreb, pour désigner l’Autre est « gaouri ». Les considérations avancées par l’auteur conduisent à montrer que l’origine du mot n’est pas certaine. « Gaouri » vient peut-être du persan « gabr », utilisé à l’époque sassanide et qui renvoie aux Zoroastriens en Mésopotamie. D’où le terme « guèbre » qui signifie un adepte de la religion Zoroastre. Pour passer de « gabr » à « gaouri », il fallait une chaîne de transformations qui avait parcouru, après le persan, le turc, puis les formes italianisantes parmi lesquelles le terme « giaour ». Par le biais de son ouvrage, Majid El Houssi montre que l’histoire des mots et les acceptions qui leur ont été attribuées au cours des siècles, charrient des pans entiers de l’histoire des hommes et leur relation avec l’Autre. A notre époque qui est marquée par les polémiques sur le choc des civilisations, la contribution de l’auteur est d’autant plus précieuse qu’ « il ne suffit pas de bannir les termes qui disqualifient l’Autre. Il est indispensable de pousser plus loin encore l’attitude de reconnaissance et d’acceptation de l’Autre qui consiste à utiliser les termes admis par lui pour se raconter et se définir », a écrit l’auteur dans un texte cosigné avec Rolland Laffitte dans le Bulletin Selefa.
Kamel Ben Ouanès