Nelly Amri : La Sainte de Tunis, Présentation et traduction de l’hagiographie e Aisha al-Mannûbiyya. Editions Actes Sud, Collection Sindbad, France 2008. 


Si Aisha al-Mannûbiyya suscite un intérêt particulier aussi bien chez les chercheurs que chez le grand public, c’est pour deux raisons au moins. D’abord, parce qu’elle incarne le modèle féminin du soufisme ou du maraboutisme au Maghreb. Ensuite, parce qu’elle résume, à travers son itinéraire ainsi que son hagiographie, tous les constituants du culte des saints en Islam. Ce qui représente une piste féconde en vue d’explorer les fondements de l’imaginaire local, les interstices de son univers spirituel, ainsi que de larges pans de la réalité historique de l’Ifriqiya à l’époque médiévale. C’est dans cette perspective que Nelly Amri a inscrit son ouvrage consacré à Aisha al-Mannûbiyya et qui s’articule essentiellement autour du projet de présenter et de commenter le recueil d’une hagiographie de la sainte, élaboré au XIV ème siècle par un auteur dont on connaît peu de choses, sinon qu’il est Imam à la mosquée de la Manouba et bien au fait des sciences exotériques et ésotériques, jurisprudence et soufisme.
Née probablement à la Manouba en l’an 593/1198-1199, à une époque trouble marquée par les famines, les disettes, les épidémies ainsi que les luttes pour le pouvoir entre les Almohades et Almoravides, Aisha al-Mannûbiyya avait à peine vingt ans quand les Hafsides devinrent les maîtres de l’Ifriqiya. Elle mourra probablement à l’âge de 7o ans, durant une période de paix et de prospérité sous le règne du Calife hafside Al-Mustansir.
Selon l’hagiographie examinée, Aisha, surnommée Saïda (La Dame ou la Maîtresse), était l’auteur de plusieurs Karamat (prodiges) et hissée, de son vivant, au rang de Pôle des pôles (Kôtb) et surtout de vicaire (khalifa) de Dieu. Elle aide et réconforte les indigents et les nécessiteux, châtie, parfois jusqu'à la mort, les arrogants et les dévergondés, effectue miraculeusement des déplacements éclairs à la Mecque juste pour la prière de El-Aicha, ou à Rome pour ramener un captif et entre en communion avec les saints déjà décédés. Tout cela conduit à conférer une aura exceptionnelle à la sainte et une place d’élection dans le paysage soufi de l’époque médiévale. Cependant, l’étude proposée par Nelly Amri rattache la configuration sanctifiée d’Aisha el-Mannûbiyya à une perception syncrétique qui met en exergue la genèse structurale de la littérature hagiographique. En effet, les vertus chantées de la sainte, ainsi que ses propos de jactance (al-moufakhara) renvoient tout à la fois à Sainte Marie, « celle que Dieu a élue, purifiée, préférée aux femmes des mondes, et pour ainsi dire arrachée à son humaine destinée », à Râbia al-Adawiya « dont le soufisme fut investi par la valeur de l’amour, et fut une porteuse des fardeaux des hommes et un secours dans l’adversité », et à al-Khadir, l’initiateur de Moïse, dont les actes, apparemment répréhensibles pour toute morale, sont dictés par une science ésotérique, selon un décret divin. 
De ce point de vue, le texte hagiographique laisse s’affronter la logique sociale avec une logique transcendante et « fonde ainsi la légende de la sainte et son esprit de sainteté, l’hagiographique et l’hagiologie ».  
Le mérite de Nelly Amri ne s’arrête pas là. Elle compose, à l’aide d’une riche documentation et un rappel du lexique soufi, une radioscopie de la mystique musulmane, et surtout une remarquable topographie des saints dans le grand Tunis. 
En exhumant un texte vieux de sept siècles et qui n’a connu qu’une discrète édition en 1925, l’auteur de La Sainte de Tunis contribue ainsi à élargir le champ d’investigation de nos historiens à des contrées confinées jusqu’ici injustement dans l’incrédulité et l’irrationnel. Car le but escompté est d’examiner un document historique avec une nouvelle grille de lecture où sont sollicitées des sciences aussi variées que la philologie, la rhétorique ou l’anthropologie. Cela est d’autant plus important que la démarche de Nelly Amri, comme elle le précise elle-même, relève de « la quête de la trace », c’est-à-dire ne pas se contenter de composer une biographie, mais d’interroger l’ensemble de l’environnement historique et culturel, en adéquation avec la logique du passé et conformément aux exigences identitaires et spirituelles du présent.  

                                                                                                                 Kamel Ben Ouanès