Noël Selim, Péril en haute mer Éditions Sociétés des écrivains, France 2024, 60pages.

ISBN 978-2-34237-013-3

 

La promesse d'une agréable expédition vers la Sicile sur un spacieux et confortable voilier vire au cauchemar. On retrouve là l'éternel conflit entre la fragilité des hommes et la force aveugle de la nature.  Le récit s'inscrit ainsi dans le genre du roman d'aventure ou de catastrophe qui nous rappelle dans son approche le récit de Gabriel Marquez l'histoire d'un naufragé, puisqu'il y a là la même jonction entre la pulsion de mort et l'instinct de survie. Mais contrairement au récit du célèbre romancier colombien, l'écriture de Sélim semble suivre ici un autre cheminement. En effet, le péril affronté par le narrateur n'est pas nourri seulement par des émotions fortes et des angoisses glaçantes, mais il est également accompagné de souvenirs personnels et ponctué d'images qui émanent de la culture littéraire et de la riche cinéphilie du personnage narrateur.

 

Dans ce sens, le récit progresse au gré de ces deux niveaux. D'un côté, une terrible situation où la mort rôde partout et menace à chaque instant tout souffle de vie.  De l'autre, la conscience intime se réfugie dans les souvenirs et aussi dans des références littéraires, cinématographiques, voire mythologiques, toutes en lien avec la mer et les dangers qu’elle recèle et les crimes qu’elle aiguise. Cette somme de savoirs culturels et artistiques a tout l’air de faire office de paravent contre les remous du danger imminent qui guette le personnage-narrateur. Mais la protection est encore mince. Il faut alors la renforcer par d’autres réminiscences : ici une traversée du littoral de Djibouti pour visiter l'île de Tadjoura. Là, surgit l’image de B’Chira, un être cher entouré d’une aura de mystère et d’attirance magique. Rompant avec la société, B’chira se réfugie en solo dans sa maison isolée dans la campagne d’Utique, après avoir chassé ses admirateurs et s’être éloignée de l’agitation du monde, afin de mieux savourer la félicité de la solitude et la douceur du silence.

Aucun lien apparent entre le légendaire royaume de Tadjoura, la figure de B'chira ou encore le renvoi à tel film ou telle œuvre littéraire.  Ces foyers parallèles de la mémoire puisent leur lien ou leur résonance dans une strate secrète, souterraine et innommable du personnage narrateur. La preuve qu'ici l'écriture ne peut saisir la portée ou la vérité de la situation que par le filtrage d’une autre réalité mnémonique. D’ailleurs, avant même le déclenchement de la tempête, le narrateur, par une secrète prémonition, raconte à ses coéquipiers, la trame du film de René Clément Plein Soleil qui tourne autour d'un meurtre commis sur un voilier au milieu de la Méditerranée. Tout peut donc arriver sur ce voilier, car toute aventure est l’histoire d’un meurtre qui mobilise, excite et aveugle les protagonistes dont l'esprit se trouve submergé, à cet instant précis de l’histoire, par une valse d'images contradictoires faite de menaces et de promesses. Comme Tom a poignardé Philippe, et   Achille Hector, quelqu'un commettra inéluctablement le geste fatal contre un membre de l’expédition : “ plein Soleil détourne habilement les codes classiques de l’Odyssée au profit du crescendo de l'intrigue policière”. Mais, ironie du sort, ce meurtrier potentiel sur le voilier sera l'œuvre d’un élément de la nature, de la main aveugle du destin : la mer.

Le récit est ainsi composé tel un puzzle dont les morceaux sont encore éclatés, disséminés mais qui résistent à la tentation de leur recomposition, comme pour maintenir la narration à l’état de désordre délibéré et d'impureté esthétique, en guise de meilleure configuration traduisant autant la confusion que le trouble d'un être soumis au terrible siège d’une mer déchaînée. La notion d’impureté romanesque relève, à notre sens, d’une esthétique assumée qui laisse visible, dénudé le processus de la “fabrication” du texte et le mécanisme de sa genèse. L’auteur pousse ce choix formel jusqu’au bout, en insérant à la fin du récit un ensemble de “notes et ajouts” qui complètent la trame et livrent au lecteur une sorte d'éclairage qui permet de saisir l'exégèse de l'ensemble du projet.

Deux aspects majeurs se dégagent du récit. D'abord, tout laisse à penser que l'écriture est portée par le projet de composer l'autoportrait du personnage narrateur dont les traits renvoient à un savoir culturel, notamment français. Le tout se nourrit d’une une riche culture cinéphilique, particulièrement occidentale, laquelle joue ici le seul prisme capable de mesurer et de saisir la réalité en face.  Ensuite, le personnage narrateur vit dans un milieu fermé. Il est recroquevillé sur lui-même et soumis à un état de désœuvrement, de torpeur, voire de spleen : “ je me sentais vidé, dépossédé de toute exubérance et joie de vivre… Je traînais un spleen baudelairien de plus en plus insoutenable”. Réfugié avec ses amis dans un café de Sidi Bou Saïd, le groupe représente cette classe déclassée, des silhouettes amorphes, désenchantées, ayant perdu le goût du renouvellement. C'est la fin d'une époque. Si bien que l’expérience de la tempête apparaît comme une épreuve périlleuse, mais salvatrice pour pouvoir effectuer le saut de la mortification ; un saut si nécessaire pour pouvoir passer à une autre période de l’histoire et tenter de s’inventer de nouveaux horizons pleins de promesses ou d’illusions.

Ainsi, au-delà de ses résonances autobiographiques et ses affinités avec l’histoire littéraire, le récit se veut aussi une composition symbolique, métaphorique de l’état d’un pays menacé de naufrage.

Kamel Ben Ouanès