Majid El Houssi, un écrivain atypique et mystérieux.
Majid El Houssi, Des voix dans la traversée, l’or du Temps, 1999 ,Tunis.
Des voix dans la traversée de Majid El-Houssi est un texte hybride. Il est à la fois un récit autobiographique doublé d’un pamphlet contre le colonialisme et un ensemble de comptes rendus exaltés sur l’art de la Renaissance italienne. Le tout est traversé par l’histoire d’une quête de soi et celle d’un cheminement personnel qui va conduire le narrateur d’un état de grand désarroi vers la réconciliation avec soi. Ainsi, ce roman, un peu singulier, comporte trois moments qui traduisent l’évolution de l’état d’âme du « je ». Il éprouve d’abord une colère enragée qui est ensuite pulvérisée par la fascination que le narrateur va connaître au contact des merveilles architecturales et artistiques de l’Italie. Cette relation à l’art finit par apaiser, chez lui, les aigreurs et calmer le profond traumatisme du « maudit passé » qui continuait à le hanter.
En effet, ce récit, dont l’action débute dans une localité du nord-ouest de la Tunisie, s’ouvre sur une sorte de complainte qui se veut la traduction de la voix des sans voix, celle des damnés de la terre. Ainsi, sur un ton vindicatif, polémique et sans concession, le « je » dresse un tableau sombre d’une tragédie collective, celle de « Tâ » et de sa population enfermée, subissant l’acharnement d’une nature impitoyable, victime des famines, des disettes, et des maladies.
Ayant comme toile de fond la guerre d’Algérie, le spectacle dantesque de cette humanité primaire, misérable et pourchassée par la mort qui rôde, s’assombrit pour nous donner à voir cette population maudite par le sort, gisant sous l’arbitraire de la colonisation dans toutes ses manifestations. « Effacement », « souillure », « cataclysme », tout contribue à déshumaniser ces pauvres gens victimes de l’arrogance des pieds noirs, de la félonie des « traitres » et de la répression des autorités.
Dans cet univers, il n’est question que de cette réalité contrastée opposant le monde infernal du « nous », celui des indigènes, à « eux », celui des colons, mais aussi, des traîtres et des « étrangers » tunisiens indifférents ; ces vacanciers nationaux qui viennent profiter des charmes du paysage de «Tâ ».
Pour rendre compte de la tragédie du « nous », le narrateur mobilise toutes les ressources de la langue. Et c’est dans les dédales de ces phrases périodiques à couper le souffle qu’il se livre à un réquisitoire implacable contre cette réalité poignante, assenant les mots, martelant les anathèmes comme s’il cherchait à lapider par le verbe les responsables de ce désastre humain, enfoncer l’ennemi et venger, ainsi, les siens. Et aussitôt, à travers ce chant mélancolique et cette parole vengeresse et faite de litanies et de prières, il nous introduit dans une réalité qui nous rappelle l’enfer biblique et où ces bourgades, témoins de ce drame humain, à savoir Tabarka et Aïn draham, désormais désignés par les vocables « Tâ » et « Aïn Dra », acquièrent un caractère mystérieux, voire légendaire.
Grâce à « la traversée » pour l’Italie, la tonalité du récit change d’une manière radicale puisqu’en quittant le pays, transporté dans un environnement séduisant et sécurisant, le « je » semble rasséréné. Ainsi, loin de la misère insolente de « Tâ », ce dernier se laisse subjuguer par le charme particulier des villes italiennes, ces musées à ciel ouvert, avec leurs palais, leurs tableaux et leurs fresques aux styles variés. Et toute cette beauté est rendue à travers le regard émerveillé de l’enfant de Tâ et la magie du verbe. Comment traduire la délectation et la sensation d’ivresse que le narrateur ressent au contact du sublime ? Tel est, désormais le défi à relever. Ainsi, cette fascination et cette sorte de possession se laissent deviner à travers la jouissance que le « je » éprouve et communique à travers les vibrantes mélodies dont les périodes portent les résonnances pour se transformer en un long chant. Ce dernier cherche à rivaliser avec la beauté du spectacle qui s’offre à lui dans toute sa splendeur.
Dès lors, les déambulations à Padoue deviennent comme une source d’apaisement et finissent par réconcilier le narrateur avec le passé, malgré le souvenir de « l’époque douloureuse » et celui de «la souffrance insupportable » qui continuent à le hanter. D’ailleurs, c’est dans cette ville, qui a servi autrefois de plaque tournante pour les échanges culturels entre savants musulmans et chrétiens, que le « je » semble prendre conscience de soi, ayant l’impression de marcher sur les traces de « ses ancêtres ». Il est enivré par un étrange sentiment de fierté qui vient, tout à coup, dissiper ses doutes, comme si la grande Histoire venait venger la petite, la sienne et celle de « Tâ ».
D’ailleurs cette invocation de l’Histoire, venue au secours du récit personnel, allait obséder tellement l’auteur que ce dernier lui consacra un récit (Une journée à Palerme) dans lequel il se plaisait à évoquer l’héritage arabe de la Sicile au cours du 10ème siècle.
En effet, cette évocation de l’apport des Arabes à la Renaissance italienne contribue à bouleverser la perception que le « je » central devait avoir aussi bien du temps que de l’espace. Désormais, l’idée d’ouverture, de lumière et de dynamique historique qu’évoque le contact des Arabes avec l’Occident suffit pour supplanter, dans son esprit, l’image de « Tâ », cet univers, à la fois, fermé, obscur et hors du temps.
Même si, de temps à autre, les douleurs ressurgissent et que le ton devient acrimonieux et que les phrases tendues et nerveuses viennent nous rappeler les émois du « je » contre le douloureux passé de « Tâ », comme si ce personnage cherchait à exorciser ses aigreurs contre certains individus détestables qui ont traversé sa vie d’avant son séjour italien. Peu à peu, le discours tend à devenir de plus en plus conciliant, de plus en plus pondéré. D’ailleurs, vers la fin du roman, le « je », comme rassuré, commence par renouer avec « Tâ », via ses sœurs, et finit par se réconcilier avec l’Occident, « grâce à l’Italie, qui n’a jamais étouffé (sa) fierté ni freiné (son) dynamisme ». « Bien au contraire, écrit-il, il me semblait dans ce voyage, dans ce court séjour en Italie, à partir même des voix dans la traversée, avoir acquis un peu plus de sérénité et même un peu plus d’enthousiasme. » (pp.156-157)
De l’enfer de Tâ au charme multiple de Padou, le récit s’achève comme un conte de fée. Et voilà le « je », au tempérament entier, qui jubile. Et voilà cette nature altière, pleine de curiosité, avide de connaissance, qui semble déterminée à enrichir sa sensibilité à fleur de peau, nourrir cette urgence qu’elle a toujours ressentie de libérer sa voix, domestiquer la langue de « l’autre », sans appréhension.
Même si Des voix dans la traversée se veut l’expression d’une conscience soulagée, celle d’une identité fièrement revendiquée, il reste le roman du dépassement. Ainsi, l’appel au secours de la mémoire du passé, celle de l’époque glorieuse de ses ancêtres, pour calmer un « moi », avide de reconnaissance, ne serait qu’un subterfuge qui lui permet de se donner une identité susceptible de le rassurer face à cet Occident, à ses yeux, arrogant et méprisant. La vraie identité, il va la forger lui-même, à travers la création d’un univers qui lui est propre, en s’appropriant la langue de « l’autre » pour la féconder.
Ainsi, la crise d’identité telle qu’elle est vécue par Majid El Houssi n’a rien à voir avec celle des auteurs algériens en langue française. Le français n’a jamais été, chez lui, un « butin de guerre », ni une source de questionnement. C’est cette langue qui va lui donner une vraie patrie, plus glorieuse, celle de la littérature. Désormais, sa fierté se nourrit de cette appartenance à la « République des lettres » ; sa jubilation, il va la sentir en tissant laborieusement les périodes, pour libérer la profusion de parole qui le submerge.
Parmi les écrivains tunisiens en langue française, Majid El Houssi reste une personnalité mystérieuse au destin atypique. Même si, dans son roman, et une fois son exubérance à propos de « Tâ » tarie, il évoque furtivement son passage à Tunis et ses mauvais souvenirs des années au Lycée Alaoui. Bien qu’il semble avoir vécu l’Indépendance du pays dans l’indifférence et qu’il ait choisit de se faire enterrer en Italie, il reste, néanmoins, le produit de cette terre. Il en cultive les excès et les contradictions, mais aussi cette abnégation et cette capacité de résilience face à l’adversité qui ont toujours animé ses femmes et ses hommes.
Salah El Gharbi