CONSTANTIN L’IFRIQUIEN OU LA RECONNAISSANCE SPOLIATRICE
Béchir Ben Aïssa, Constantin l’Ifriquien (roman), Tunis, Nirvana, novembre 2022.
Constantin l’Africain, un médecin originaire de notre pays, devenu moine et traducteur des plus prestigieux ouvrages de la médecine arabe, est une des figures historiques les plus controversées : médecin ou charlatan, traducteur ou plagiaire, moine de l’Eglise de Carthage ou musulman déguisé en moine pour satisfaire ses ambitions à la fois scientifiques (traités de médecine) et politiques (médecin et ami particulier du Prince de Salerne) ? Béchir Ben Aïssa joue sur toutes ces controverses pour transformer le récit historique en œuvre romanesque.
En effet, ce roman est une bio fiction qui prend en charge un personnage historique tunisien important et relativement tombé dans l’oubli : il s’agit de Constantin l'Africain, né en 1020 à Carthage et mort en 1087 au Mont-Cassin. La première partie de sa vie se déroule en Ifriqiya, actuelle Tunisie, et la seconde en Italie du Sud, où il écrit son œuvre. Il s'agit de traductions en latin des plus grands traités de la médecine arabe de l'époque des IXe et Xe siècles. Plusieurs chroniqueurs ou historiens se sont intéressés à ce personnage. Mais comme les témoignages et sources sont insuffisants, la plupart des récits biographiques sont étoffés de légendes.
Il nous semble que l’auteur s’est appuyé sur la version historique de Karl Sudhoff. Selon cet orientaliste du 19ème siècle, Constantin, d’origine berbère et de religion musulmane, émigre une première fois en Italie en tant que commerçant venant de Sicile, pour s'installer à Salerne sous le nom de Constantin Siculus. Atteint d’une maladie, il se réfugie auprès du frère du roi Gisulf II pour constater l'inexpérience du médecin italien qui l’examine. Il constate alors le manque d’ouvrages médicaux en Italie et projette de transmettre le savoir médical arabe à l’Occident via l’Italie du Sud. Il revient donc à Carthage alors qu’il était encore de confession musulmane, pour y pratiquer la médecine durant trois ans et rassembler plusieurs livres de médecine. A son retour vers Salerne, il perd les trois premières parties du Traité de la médecine d’Ali Ibn Abbas al-Majussi au cours d'une tempête. En arrivant sain et sauf à Salerne, il se convertit au christianisme pour devenir moine au Mont-Cassin et traduire les ouvrages sauvegardés.
Dans la biographie romanesque de Béchir Ben Aïssa, on relève dès l’abord une hésitation entre l’effort de recherche historique et la volonté de création romanesque : d’un côté, la fréquence des notes de bas de page, les titres-résumé qui chapotent les chapitres ainsi que la bibliographie en fin de texte traduisent un élan d’exhaustivité qui caractérise plutôt le chercheur. Mais d’un autre côté, la première personne nous introduit dans l’univers subjectif des romans, sans oublier l’histoire d’amour inaboutie avec Soufia, la fille de Cheikh Othman, qui sous-tend la geste épique du médecin-traducteur. On peut donc affirmer qu’il s’agit bel et bien d’un roman. J’ai relevé au moins trois genres romanesques à travers ce récit : d’abord, le roman historique dans le sens où l’histoire du personnage permet de peindre un cadre historique en arrière-fond : la Sicile et tout le sud de l’Italie au XIème siècle, ainsi que les rapports avec l’Afrique du Nord et les Arabes. Il s’agit également d’un roman initiatique dans la mesure où le voyage de Constantin favorise son apprentissage de la vie et forme sa conscience. De plus, l’itinéraire du personnage ou ses périples sont conçus en forme de boucle, c’est-à-dire qu’il revient à son point de départ pour en tirer chaque fois les leçons : « Je n’étais pourtant pas un nomade, affirme-t-il, mais je ne cessais de tracer des itinéraires ; je voulais qu’ils aient la forme d’une boucle comme si la circularité me garantissait le retour » (P.48) Le personnage tourne en rond à la recherche du centre ou de l’omphalos, le meilleur des mondes qui lui redonnerait toute sa raison de vivre et lui offrirait la plénitude existentielle dont il rêvait. Ce roman s’inscrit alors dans la tradition du roman utopiste où le héros est à la recherche de son Eden.
D’autre part, le penchant du chercheur à l’exhaustivité se traduit par des digressions de toutes sortes (les plantes, les parfums, la musique…). C’est donc un roman qui déploie une certaine érudition, ce qui implique des parenthèses qui s’inscrivent tantôt dans le prolongement logique du récit mais qui pourraient paraître tantôt gratuites. Elles rappellent à bien des égards Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, surtout que les deux fables romanesques baignent dans la même atmosphère religieuse, celle du moyen-âge. Sans oublier les interférences bibliques : références à Noé et surtout à Moïse chassé d’Egypte et sauvé des eaux pour accomplir sa mission prophétique.
A travers l’aventure de Constantin, l’auteur entend mettre en valeur le personnage du passeur, celui qui s’assigne la mission de léguer le savoir de sa civilisation à l’Autre. Passant par Kairouan, la capitale aghlabide, il emporte avec lui les traités d’Ibn Jazzar, d’Ibn Abbas Al Majoussi, médecin, psychologue et pionnier de la psychosomatique, d’Ishaq Ibn Imran, un ancêtre de Freud, celui qui affirme que la mélancolie a une origine sexuelle, ou du moins, comme il le dit si bien: « coït melancholium adiuvat » (l’acte sexuel guérit de la mélancolie). En jouant le rôle d’intercesseur, Constantin prend la mesure de la portée hautement universelle de son acte. Il écrit: « Je porterais, non seulement la science des Arabes, mais aussi la science grecque, syriaque et persane, dit-il. La Sicile est à la fois grecque, byzantine, normande, arabe et berbère, musulmane et chrétienne, aghlabide et fatimide » (P.109)
Si Constantin a une vocation de passeur, c’est sans doute grâce à cette Sicile multiethnique et multiconfessionnelle, mais aussi grâce à cet humanisme qui consiste à réfuter les frontières religieuses ou ethniques qui entravent l’accès au savoir et à la science. C’est pourquoi le cadre de la Sicile sied si bien à sa mission où « artisans, savants, poètes, musiciens, scribes, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs, ne se reconnaissent aucune frontière » (P.60)
Enfin, ce qui nous interpelle le plus aujourd’hui dans l’expérience de cet humaniste convaincu c’est qu’il cherche à laïciser la médecine, à l’affranchir du domaine des croyances à une époque qui fut marquée, faut-il le rappeler, par une fâcheuse interférence du religieux et du scientifique. D’ailleurs à Radès, son lieu natal, alors qu’il était médecin pratiquant, on l’avait accusé de sorcellerie du fait d’avoir importé des pratiques médicales étrangères au pays. C’était donc une époque où les guérisseurs mêlaient les pratiques magiques aux pratiques médicales et où des sorciers s’instituaient en guérisseurs alors que des médecins étaient accusés de sorcellerie, D’où tout le sens et toute la portée du projet émancipateur de Constantin. (pp.62-63).
Mais par-delà la figure du savant-médecin humaniste, Ben Aïssa s’est servi du personnage et de ses facettes controversées pour rappeler au lecteur, qui a le loisir aujourd’hui de communiquer et d’apprendre par le biais de l’internet, le mode particulièrement pénible et prenant de la transmission du savoir à une époque où les savants assuraient souvent eux-mêmes le travail de copistes, de traducteurs et de conservateurs de manuscrits.
Car, Constantin est passé par plusieurs bibliothèques, notamment à Kairouan pour récupérer des manuscrits de la médecine arabe, d’Ibn Jazzar (Zad el moussaffer ou le viatique), d’Ibn Abbas al Majussi (Kamel assinaâ attibiyya), d’Ishaq Ibnou Imran (Traité de la mélancolie) d’Avicennes (Le Qanun).
Il voulait traduire ces manuscrits de l’arabe ou du grec au latin une fois installé d’abord à Mont-Cassin puis à Salerne dans la cour du prince Normand. Mais la Naqla, (expression d’El Farabi), n’a rien à voir avec la traduction d’aujourd’hui. Constantin constate qu’’il s’agit, en réalité, d’une opération fort complexe: elle nécessite d’abord un travail de compilation : « Je serai avant tout un simple compilateur, dit-il ». C’est-à-dire qu’il doit rassembler plusieurs œuvres en une seule encyclopédie médicale pour en faire le grand Livre, celui de tous les livres. Il doit alors y introduire des modifications par expansion ou contraction. Il ne doit surtout pas se contenter de traduire le texte mais il faut l’introduire, l’annoter et le commenter. Lorsqu’il est confronté à la perte des manuscrits, il procède par expansion et devient ainsi gardien de la mémoire. De ce fait, la traduction est un travail de réécriture ou d’adaptation, le traducteur devenant lui-même auteur surtout s’il est du domaine (médecin).). Parce que chez Constantin l’appétit du traducteur est tellement fort qu’il s’approprie certains travaux tout en justifiant son acte par l’oxymore « reconnaissance spoliatrice », l’œuvre traduite finit par être écrite à quatre mains (113). La spoliation prend alors la forme d’une ambivalence œdipienne où le fils, tout en admirant le père, le tue pour l’amour de la science :
Je ressentais une souffrance muette due à l’absence de mon propre nom, mon vrai nom, mais lequel ? Et dans le même temps, une sorte de loyauté, de reconnaissance filiale vis-à-vis du nom du père, celui-là même qui était l’auteur de Pantegni ou de Zed El Moussaffir, mais une reconnaissance spoliatrice. Un amour possessif qui s’exprimait par un geste symbolique, comme le traitement d’un père trop aimé. L’amour filial se transformait en amour de la science.(114)
A travers ce roman agréablement dépaysant, Ben Aïssa a voulu mettre en lumière un personnage historique important de la communauté chrétienne tunisienne (peut-être la moins connue) Il entend, dans le même temps, réhabiliter ce héros de la science que les historiens décrivent comme un vulgaire plagiaire ou spoliateur. Du coup, Béchir Ben Aïssa réhabilite la médecine arabe du temps de sa grandeur.
Mais il fait également un clin d’œil au présent dans le sens où, Constantin, ayant vécu dans une Sicile marquée par la diversité ethnoculturelle, donne une leçon du vivre-ensemble car la science, pour progresser, ne s’embarrasse pas des frontières. Une bio-fiction menée d’une main de maître où se mêlent l’utile et l’agréable.
Ahmed Mahfoudh