Ibn Abbas : la langue, la théologie et l’Histoire
Jalel El Gharbi, En Quête d'une Ombre, éditions Aden, France, 2022,159 pages, 20 dinars.
Une telle matière dense, riche et foisonnante fait en sorte que le roman est ponctué de digressions, d'ellipses ou de pauses narratives, au point que le récit se trouve constamment bousculé par le dispositif ou la tentation de l'essai. Il s'agit donc d'un texte hybride s'appliquant à répondre à plusieurs fonctions à la fois: d’un côté, interroger l'histoire de la langue arabe et plusieurs de ses traits spécifiques;de l’autre, revisiter tout un pan du patrimoine classique moyen-oriental, avant de passer en revue les origines historiques de la pensée arabo islamique. Nous pouvons imaginer le point de départ de ce projet romanesque démesurément ambitieux : tracer une cartographie du patrimoine culturel, historique et linguistique du monde arabo-musulman et même au-delà.Mais Jalel El Gharbi garde les pieds sur terre, c'est-à-dire qu’il se montre réaliste et finement attentif à la disponibilité parcimonieuse du lecteur d'aujourd'hui. D'où cette option pour l'esprit de synthèse, au gré d'une stratégie didactique où se conjuguent le savoureux récit du voyage, le joyeux décryptage des richesses de la langue arabe, sans négliger, chemin faisant, les surprenantes interactions que l’arabe tisse avec les autres langues. En d’autres termes, quoique dense et touffu, En Quête d'une ombre s'articule autour de deux axes. D'un côté, un portrait panégyrique du savant et lumineux d’Abdullah Ibn Abbas, cousin du prophète et homme d'érudition et de dialogue, toujours flanqué de ses disciples et serviteurs, notamment Ikrima, son secrétaire et son esclave, lors de ses missions en terre d'Islam. De l'autre, une vaste radioscopie du savoir linguistique que l'auteur affectionne visiblement avec bonheur. Là, tout passe: l'étymologie, la philologie, la rhétorique, la stylistique, la traduction, etc. L'approche de l'auteur a beau être romanesque, elle n'en demeure pas moins collée à un vaste fonds bibliographique. C'est là que l'auteur puise, en chercheur émérite et rigoureux, autant sa matière que son matériau. Et pour cause. S'appliquer à dessiner les contours de la personnalité d'Ibn Abbas conduit immanquablement à énumérer tous les grands événements et les conflits qui avaient marqué les fondements de l'histoire et de la civilisation du monde islamique. C'est ainsi que l'auteur passe en revue tour à tour la bataille de la tranchée puis celle du chameau qui eut lieu en présence de Aïcha, la conquête de l'Ifriqiya, l'offensive sanglante contre les Juifs, alliés de Quraych, l'assassinat de Hussein à Karbala en Irak. Ce récit est doublé de longues méditations sur l'agonie du Prophète Mohamed ou sur la fin violente des Califes, à l’exception d’Abou Baker. Considérations linguistiques Mais c'est le volet linguistique qui occupe la large part du texte. Plusieurs caractéristiques morphologiques, stylistiques ou rhétoriques de la langue arabe sont évoquées, selon une approche philologique qui affiche un vif intérêt pour les langues notamment anciennes comme le nabatéen, l'araméen, le syriaque, le grec ou l'hébreu. Cet exercice de déchiffrement ou de décryptage trouve dans le texte coranique le champ propice à son application. Armé d'une visible familiarité avec l'œuvre d'éminents exégètes et grammairiens arabes, Jalel El Gharbi exhume quelques hypothèses qui mettent en question les interprétations communément admises, comme celle du sens de chameau dans le verset "Ils n'entreront au paradis que quand le chameau pénètre dans le chas de l'aiguille" (VII-40).Pour Ibn Abbas, cela ne prêtait à aucune confusion il ne pouvait s'agir de Jamel (chameau) mais de Jomal (cordage, filin d'embarcation). p 59. Ou encore, quand l'auteur procède à un long développement ponctué de nombreuses références autour du terme "Raquîm", un vocable d'origine araméenne qui se trouve dans la Sourate XVIII. Jusqu'ici la signification du mot est flottante: le mot désigne-t-il le chien des Sept-Dormants ? Ou des documents écrits ? Ou encore un lieu ? …Les ulémas, y compris Ibn Abbas, comme les traducteurs, se gardent de trancher. Mystère ! Un autre exemple : dans le verset « Et l’Homme au Poisson quand il s’en fut courroucé, pensant que nous ne pourrions rien contre lui » (p119). S’agit-il d’un blasphème ! Mais comment un prophète, tel Jonas, peut-il penser que Dieu ne peut rien contre lui (en arabe yaqdiroيقدر )? La réponse consiste à ne pas confondre les paronymes et à chercher le sens étymologique du vocable. Il s’agit de qadar « mettre à l’étroit » et non pas de qodra, « pouvoir ». Jalel El Gharbi s’applique à rappeler les fondamentaux de la grammaire arabe dont le trait majeur est qu’elle est « frappée du même sceau que la lexicologie, elle est postérieure au Coran. Par conséquent, elle ne l'explique pas ; elle s'en inspire ». Autrement dit, les règles de grammaticales de la langue arabe sont jugées, soupesées à l’aune du texte coranique et imprégnées par conséquent d'une délicate aura sacrée. Ce qui crée un fait particulièrement étonnant : la langue est soumise à l’autorité religieuse. Aussi est-ce pour cette raison que le projet d’élaborer les règles de l’arabe a été initié par le Calife Ali et confié à Abu al-Aswad al-Duali. Dans ce sens, le travail philologique avait du mal à franchir le seuil imposé par le Coran, ce texte fondateur, pas seulement de la foi ou des lois juridiques, mais aussi du verbe. Considérations éthiques Comment lire le Coran alors ? Faut-il tenir compte de l'esprit du Livre ou au contraire se contenter de prendre son discours au sens littéral ? Là, ce qui est rhétorique ou sémantique a dû subir la pesanteur du théologique. De ce point de vue, le glissement d’un niveau à un autre ouvre la voie à tous les excès ou débordements. Là encore, Ibn Abbas, comme pour réagir contre les esprits zélés et les partisans du dogmatisme, n’a pas hésité à définir, en esprit avisé et clairvoyant, les fondements de la foi et leur ancrage dans la réalité et les contingences de la condition humaine : « Pour moi, la foi est une conviction intime, on peut commettre des péchés et demeurer croyant si on le veut. Les péchés sont même inévitables, incontournables. Il n’y a de bien que par le mal. Tous deux sont consubstantiels. Pour moi, un pêcheur n’est ni mécréant, ni apostat, mais quelqu’un qui a cédé à la tentation, à son humaine condition ». (pp.128-129). Au cœur de ce vaste parcours encyclopédique, et au-delà des résonances avec notre actualité, l'ouvrage s'applique à défendre deux idées importantes, voire capitales. D'abord, on a beau être éminent savant et exceptionnel érudit, la règle autant morale qu'intellectuelle exige qu'on se déclare sans détour qu'on ne sait pas. Ce qu’Ibn Abbas ne cesse de ruminer et de confier à ses interlocuteurs. "Je ne sais pas" est une formule magique qui ne renvoie pas forcément à un simple sentiment d'humilité, mais aiguise davantage la soif du savoir et conduit à entrevoir les brèches et les fêlures qui se nichent au cœur de la science déjà acquise : "A la réflexion, avouer son ignorance équivalait pour lui ( Ibn Abbas) à affirmer son infini désir de connaissance, son désir d'infini [...] cet infini qu'il avait vu sur les étendues illimitées, bien au-delà de la frêle conscience qu'il pouvait en avoir". (p.85). Cependant, cette humilité intellectuelle semble trahir un réel état de vulnérabilité chez le savant. Aussi est-ce pour cette raison qu’Ibn Abbas, confronté à des courants hostiles et bornés, se garde de répondre à certaines questions. En effet, l'expression "Si je vous en donnerais le sens (ou l'explication), vous me lapideriez !" ponctue le récit, lui donne une certaine facture récurrente, obsédante, comme pour souligner les limites d'une parole sans cesse en procès et d'une pensée toujours sans cesse menacée par l'agitation des inquisiteurs. En Quête d’une ombre est un texte d’autant plus singulier que son écriture ne se contente pas d’associer érudition et poésie, narration et réflexion, fine approche pédagogique et riche tableau historique. Elle transforme aussi le corps du texte en une sorte d’image expressive dont la réfraction se propage partout, dans les plis du savoir et dans les replis de la conscience humaine. Kamel Ben Ouanès