IL ETAIT UNE FOIS LA KHALDOUNIA
Antoine Hatzenberger, Aux Origines de la Khaldounia ; Le réformisme tunisien entre religion, science et politique (Préface de Kmar Ben Dana), Tunis, Arabesques, 2022.
A l’aube du XXème siècle, la Khaldounia fut créée en réplique à la formation religieuse, classique et traditionnelle de la Zitouna. Son siège adossé à la porte d’entrée des étudiants zeitouniens constitue un défi réformiste et moderniste. Pour ce que fut cette institution(sa vocation, ses enjeux scientifiques, culturels et politiques), Antoine Hatzenberger, agrégé et docteur en philosophie, ancien assistant à l’Ecole Normale de Tunis, y répond dans un essai subtil et richement documenté, qui fait dialoguer les impératifs du réformisme et les arrière-pensées de la politique culturelle du Protectorat.[1]
La Khaldouniya a été conçue, a priori, comme institution scientifique et culturelle qui a pour fonction de compléter l’enseignement religieux et classique de la Grande Mosquée par un apprentissage moderniste, celui des sciences profanes. Les pionniers de ladite institution sont des brillantes personnalités tunisiennes du mouvement de Réforme arabo-islamique, la Nahd’a, réunies autour de Béchir Sfar, dont l’objectif est « d’élargir le champ des savoirs avec une méthode pratique, au moyen de l’organisation des leçons et des conférences en langue arabe sur les sciences du calcul et de la mesure, sur la géographie et l’histoire, et sur la langue française, également sur l’hygiène (la santé), et sur les principes de la physique et de la chimie qui n’étaient pas enseignées à la Grande Mosquée », affirme Tahar Ben Achour qui conclut cette présentation en insistant sur le caractère optionnel et ouvert de cet enseignement : « Assistent à ces cours et à ces conférences les étudiants qui choisissent de le faire, ou d’autres personnes ».[2]
On aura donc compris la nécessité d’une telle création, à une époque où l’enseignement était arabophone, humaniste (basé restrictivement sur les « humanités ») et religieux : compléter cet enseignement, devenu inadéquat et incapable de répondre aux besoins du développement du pays, par un enseignement scientifique francophone. Il est vrai qu’il existait déjà un enseignement franco-arabe au Collège Sadiki, créé en 1875 et même une école polytechnique au Bardo, à partir de 1838. Mais l’essentiel de cette création, concernait les étudiants de la Zitouna en priorité, pour les ouvrir à la modernité, leur montrant que la religion incitait plutôt au savoir selon le dit du Prophète Mohamed : « Cultive le savoir, depuis le berceau jusqu’au tombeau ». La Khaldouniya était donc un lieu de rencontre de la religion et de la science, à une époque où les cheikhs de la Grande Mosquée se méfiaient des sciences venues de l’Occident et considérées comme un motif de mécréance. En effet, « d’inspiration arabo-islamique, la Khaldûnîya se proposait d’illustrer la compatibilité entre l’Islam et les Sciences modernes, compatibilité qui aujourd’hui fait l’effet d’une évidence. Mais elle souleva, dans un premier temps, beaucoup de scepticisme et même de résistance », observe l’auteur (p.17).
En fait, si cette création suscitait des réserves malgré le bénéfice scientifique que le pays pouvait en tirer, c’est parce qu’elle advenait dans un contexte politique, historique et culturel qui la rendait problématique ou du moins controversée. Ainsi le bain sémantique ou les mouvances idéologiques dans lesquels elle baignait, ne rendaient-ils plus sa cause missionnaire et humaniste –apprendre la science aux autochtones –aussi évidentes. Et derrière les motifs déclarés de cette création, se cachaient des arrière-pensées en faveur ou en défaveur de ses nobles buts.
En effet, dès le départ, la Khaldouniya était considérée comme le lieu d’une ambition pédagogique et scientifique : les étudiants zeitouniens qui ne fréquentaient pas les écoles du Protectorat et qui constituaient la majorité, ne pouvaient acquérir des notions, même élémentaires, des sciences dites profanes…Mais, derrière cette ambition, si légitime soit-elle, se cache le projet politique du pouvoir colonial : grâce à l’alignement de la Zitouna sur l’apprentissage français, la Khaldouniya, a fonctionné comme un facteur d’unification nationale et d’assimilation des indigènes. En effet, l’assimilation culturelle apparaissait alors comme une manière plus douce et plus intelligente de conquérir un pays : « …il ne saurait échapper à des esprits avertis, que c’est surtout par la connaissance de sa langue, de son histoire, de son évolution dans le domaine scientifique, que le peuple protecteur peut s’imposer à l’estime et au respect du peuple protégé ; une domination basée uniquement sur la force serait éphémère... », fait remarquer Mohamed Lasram.[3]
Tel est le cadre politique dans lequel naît cette institution. Toutefois, la remise en question de l’enseignement humaniste-religieux et l’apprentissage des sciences profanes s’inscrivent dans un contexte historique plus large, qui concerne toute la ûmma musulmane : celui de la Réforme, entreprise par des intellectuels musulmans éclairés, tels que Mohammed Ali, Khédive Ismaïl et surtout RifaatTahtawi et Mohamed Abdou. Ce dernier d’ailleurs, enthousiasmé à l’idée de ce projet, vint donner une conférence au siège de la Khaldouniyya, considéré comme un « discours de la Méthode » (1903). C’est l’esprit de la Réforme arabo-musulmane, initié par les intellectuels égyptiens relayés par l’intelligentsia locale (Béchir Sfar, Mohamed Lasram, Tahar Ben Achour…) qui est à l’origine de ce projet éducatif et culturel moderniste. C’est pourquoi, les préoccupations modernistes de ‘Abdou, exposés dans sa conférence, convergeaient parfaitement avec celles des pionniers : débat sur la réforme de la Zitouna, naissance de la presse d’opinion, réflexions pédagogiques et création d’une nouvelle structure d’enseignement et de recherche.
Cette institution arrive donc à point pour traduire la Crise de la conscience islamique -crise dynamique devant déboucher sur l’accession à la modernité – et en accélérer le processus : « La création de la Khaldouniya apparaît comme un événement emblématique d’un mouvement intellectuel du réformisme musulman : la Nahda tunisienne. Ce mouvement s’inscrit dans le moment que l’on pourrait appeler l’époque de la crise de la conscience islamique… », affirme l’auteur dans ce sens (218).
Pour que cet évènement soit possible, il a fallu dépasser l’irréductible opposition de la religion comme croyance et de la science comme remise en question de ce que les anthropologues ont qualifié de mentalité archaïque. Ainsi l’auteur remarque-t-il :
L’apologie de la religion musulmane venait se conjuguer avec l’appel à la pratique des sciences utiles, pour créer une nouvelle philosophie de la connaissance et de l’histoire, et contribuer à l’intérêt commun du peuple, c’est-à-dire au développement social d’une nation en voie d’autonomisation (219).
Antoine Hatzenberger a eu le mérite de restituer ce haut-lieu de la mémoire et de cibler un moment déterminant de l’Histoire du pays. Sachant qu’Abou Al Kacem Chabbi y a prononcé sa fameuse conférence de rupture avec l’ancien, « L’imagination poétique chez les Arabes », on peut considérer le moment de création de la Khaldounia comme celui de la rupture avec l’ancien régime culturel et l’avènement de la modernité.
Ahmed Mahfoudh
[1] Antoine Hatzenberger, Aux Origines de la Khaldounia ; Le réformisme tunisien entre religion, science et politique (Préface de Kmar Ben Dana), Tunis, Arabesques, 2022.
[2] Tahar Ben Achour, Alaysa al-sobhou bi-qarib (L’Aube n’est-il pas proche) ; L’enseignement arabo-islamique : leçons d’Histoire et propos réformistes, 1907, Dar Sahnoun/Dar As-salam, 2006.
[3] Mohamed Lasram, « Accession des indigènes à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur », in Jean Charles-Roux et Charles Dépincé (dir), Compte-rendu du congrès colonial de Marseille, pp. 477-78, Paris, Challamed, 1907.