REGARD TUNISIEN
FESTIVAL DE SAINT-MALO, ETONNANTS VOYAGEURS
En marge du forum des Etonnants voyageurs de Saint-Malo, qui a rassemblé plus de 400 acteurs littéraires entre écrivains, critiques et journalistes[1], s’est tenue une table-ronde sous le thème Regards tunisiens. La séance modérée par la talentueuse Ahlem Ghayaza a vu la participation d’écrivains (Ahmed Mahfoudh, YamenManai et Samy Mokaddem) et d’une cinéaste (Raja Amari). Il s’agissait de définir la (ou les) spécificité(s) tunisiennes - ce que d’aucuns appellent tunisianité -dans le vaste champ des littératures et des arts francophones, tant au niveau de la représentation que du discours.
Tous ces écrivains et cinéastes sont représentatifs des nouvelles tendances d’écriture, mais pour compléter le tableau, je me suis permis d’ajouter Emna Bel Hadj Yahia, dont le dernier roman d’une actualité brûlante, brosse un tableau exhaustif de la situation actuelle du pays.[2]
Pour commencer, la notion de spécificité du regard en littératures francophones a été initiée par Jean Déjeux, le père des littératures francophones du Maghreb, qui affirme que la littérature francophone est née en rupture avec les littératures exotiques et/ou compatissantes. Pour Déjeux, l’avènement des littératures maghrébines coïncide avec un regard spécifiquement intérieur : « on parle du dedans en globalisant son expérience », affirme-t-il.
Mais, la question n’est pas aussi simple car l’écrivain francophone est dedans dehors, pour reprendre le titre d’un texte de Sophie Bessis[3], il puise à la fois dans l’héritage local, ne serait-ce que par son appartenance au pays ainsi que par la proximité des écrivains arabophones locaux, et dans les interactions avec d’autres horizons francophones, surtout chez nos écrivains assis entre deux rives, qui font de fréquents va-et-vient entre Tunis et Paris :Fawzia Zouari, Yamen Manai, Emna Belhadj Yahia... Bien plus, l’identité littéraire francophone ne s’accomplit qu’en assumant pleinement l’héritage francophone comme un acquis légitime et irréversible. Elle s’auto-légitime dans ce double héritage, dans la coexistence du local et de l’universel auquel elle accède par le biais de la langue française : « C’est que le mélange est un héritage dont on peut faire un présent. Il ne se divise pas. Je l’ai pris entier, je veux tout, mon orient et mon occident, et c’est avec ce tout qu’il nous faut construire, affirme Sophie Bessis ».[4]Ce rêve qui englobe tous les appels d’identité et qu’on retrouve chez un autre judéo-tunisien, Albert Memmi[5], définit à mon avis la responsabilité de l’écrivain francophone : être dedans et dehors. Etre tunisien tout en ayant la tête tournée vers le-tout-monde dont le français est le catalyseur.
Ayant l’avantage d’un double statut, celui à la fois du dedans (écrivain impliqué dans le débat national) et du dehors (chercheur en littératures francophones), je me livre ici à une lecture subjective de la portée du regard tunisien à travers les quatre romans en débat[6]. Ces derniers ont posé la question du regard à travers une thématique commune : l’échec de la Révolution et sa déviation vers la violence meurtrière. Un intérêt à part est consacré à Samy Mokaddem dont le roman, invitant à une relecture tunisienne du Petit Prince de Saint-Exupéry, s’inscrit dans la même lignée d’une approche tunisienne du patrimoine francophone et/ou universel. Les trois autres romans, ceux d’Emna Belhadj Yahia, En Pays assoiffé, d’Ahmed Mahfoudh, La Solitude des cités de béton, et de Yamen Manaï, Bel abîme traitent d’un moment de crise (au sens grec de krisis : tournant capital) que l’Histoire immédiate continue à qualifier de Révolution. Ce moment est saisi par nos trois auteurs à travers ses insuffisances et ses dérapages ; il s’inscrit donc contre les visions exotiques (Révolution du Jasmin) ou idéalisée (le Printemps arabe) qui nous viennent du dehors et qui entoure ce moment de l’Histoire d’une sorte d’aura démocratique à prétention universelle.[7]Le regard tunisien se veut plutôt une optique proprement tunisienne qui s’appuie sur une perspective interne ou une vision du dedans.
Plus important encore, ces trois romans recourent à une même poétique : ils appréhendent le moment de crise à partir d’un événement singulier, d’une anecdote périphérique dont la signification reconstruit le processus dynamique de ladite Révolution et en fait le procès. Sur le plan de l’écriture littéraire, le vécu des protagonistes est pris en charge par un contre-discours (ou un sous-discours) qui démantèle le discours dominant, auparavant discours révolutionnaire contre l’ancien régime, mais qui est devenu à son tour discours officiel et par la force des choses, langue de bois.
A travers quel motif narratif significatif, nos auteurs ont-ils fait l’évaluation de la Révolution ? Quels sont alors les procédés poétiques qui leur ont permis, chacun à sa manière, de s’inscrire dans un contre-discours stigmatisant le discours officiel né avec la Révolution et réduit à une langue de bois ?
Ahmed Mahfoud attaque la question de la Révolution du point de vue des diplômés chômeurs et des régions défavorisées: non seulement ces jeunes provinciaux ne trouvent pas de travail à la hauteur de leurs diplômes, mais ils sont victimes des préjugés régionalistes, sexistes et de classe, surtout dans les cités de béton, habitées par la bourgeoisie moyenne. Ces préjugés dégénèrent en violence meurtrière, meurtre commis en toute bonne conscience, dont on accuse le sous-prolétariat et autres parias au service de la Cité. Ce meurtre est la figure du rêve étouffé dans l’œuf d’une jeunesse qui a fait la Révolution au nom « du travail, de la liberté et de la dignité ».[8]
Pour ébranler la bonne conscience révolutionnaire qui a détourné la violence de classe (meurtre commis par un notable) en meurtre crapuleux commis par l’un des manœuvres du chantier, l’auteur a stigmatisé Facebook et autres journaux tabloïd. C’est un véritable délire qui s’est emparé des réseaux sociaux aidés par des journalistes sans scrupules, pour transformer l’innocent en bourreau et les pauvres travailleurs en dangereux délinquants rodant autour de la Cité. De cette manière, l’auteur oppose au discours social de la cité bourgeoise (articles de journaux, publications sur les réseaux, discours oraux et discussions entre les habitants) la voix intime de la victime qui parle au-dedans de lui-même, dans un monologue narré, indirect ou direct, comme pour exprimer la vanité de convaincre. Seul l’ultime discours est prononcé à haute voix, mais ce dernier n’est explicite que parce qu’il est récupéré par l’auteur comme moralité de la fable.
Plus virulent et plus amer encore est le roman d’Emna Belhadj Yahia qui se demande pourquoi la société postrévolutionnaire est une usine à fabriquer des monstres. Voici Sandi, l’enfant moqué par ses camarades, renvoyé précocement de l’école, vivant de petits métiers, l’enfant déprécié par tout le monde, qui se transforme en kamikaze parce que le groupe terroriste le prend en charge, lui exprime une certaine reconnaissance et lui donne de la valeur. Noujoum en est sidérée lorsque, prise au piège de l’attentat du Bardo, elle se retrouve en face de l’enfant qu’elle a adopté comme son fils spirituel et qui lui épargne la vie.
Encore une fois, la Révolution est traitée à partir d’un événement périphérique, l’attentat du Bardo. Les attentats terroristes, où la jeunesse est embarquée, stigmatisent la Révolution et la compromettent sérieusement en la présentant comme stimulatrice d’anarchie et de violence nihiliste, alors qu’elle devait être, en principe, pourvoyeuse de bonheur.
La principale narratrice Nojoum (ayant plutôt statut d’interlocutrice) est une vieille impotente et aveugle. Elle recourt à ses souvenirs, fouille dans sa mémoire pour faire le portrait dudit terroriste. Mais son récit se présente comme une série de séances d’analyse chez le psychanalyste. Parce qu’en parlant de lui, elle parle d’elle, de ses études, de ses rêves, de son émancipation, puis de sa déception. Sa cécité l’enferme dans son monde intérieur outre qu’elle lui donne le statut d’aède, gardien de la mémoire et héraut de vérités énoncées à contre-discours.
Le héros de Yamen Manai recourt, lui aussi, à une violence meurtrière mais d’un autre type ; elle n’est pas d’inspiration religieuse : c’est un ras-le-bol, un acte de désespoir contre une société malade qui ne respecte ni sa jeunesse ni son environnement ni ses animaux. Le héros est un adolescent qui souffre d’abord d’un triangle œdipien défavorable, un père égoïste, tyrannique et une mère effacée. Marginalisé à l’école, mal à l’aise dans son quartier populaire où s’entassent les ordures, mal intégré dans ce milieu où les jeunes ne pensent qu’à partir clandestinement dans les barques de la mort, il s’attache à un petit chiot qui devient le centre de sa vie. Mais le jour où son père chasse l’animal, le livrant à la campagne exterminatrice de la municipalité, il devient fou, tirant sur l’agent municipal, le maire et enfin sur le ministre qui a décrété une telle campagne.
Encore une fois, la Révolution est stigmatisée à partir d’un épiphénomène : le désespoir de la jeunesse des quartiers populaires, elle qui a été conçue par la jeunesse et pour la jeunesse. Mais Yamen Manai aborde une question qui a l’air d’être mise en veilleuse dans ce pays : la dégradation de l’environnement. En effet, l’environnement est le parent pauvre de cette révolution, sous-estimé et délaissé en faveur des questions économiques et sociales jugées plus urgentes. Bien plus, la Révolution qui a suspendu pendant six ans le pouvoir communal a favorisé les constructions anarchiques, la destruction des forêts et les dépassements de toutes sortes. Mais peut-on pourvoir au bien-être du citoyen sans un environnement sain.
A l’instar d’Ahmed Mahfoudh et d’Emna Belhaj Yahia, Yamen Manai adopte un point de vue intérieur s’installant dans la conscience de son personnage solitaire. Son héros parle d’une voix en rupture avec la communauté, sans possibilité d’échange. Le récit se présente comme une longue confession ayant la forme d’un monologue théâtral, voire d’un soliloque : même les dialogues sont narrés, pris en charge par le personnage-narrateur, comme s’il entrait en lui-même, déréalisant la société, ses juges et ses bourreaux. Cette énonciation à sens unique est une figure du nihilisme (négation des valeurs de la société), elle légitime indirectement la violence nihiliste et aveugle : puisque rien n’a de sens, tout est permis. La violence est une tentative désespérée de créer du sens, elle rappelle à bien des égards les coups de feu de Merseault, mais c’est autant de coups frappés à la porte du malheur.
Il était deux fois Le Petit Prince de Samy Mokaddem est de facture originale et très séduisante. Il s’inscrit dans l’optique du regard tunisien, ne serait-ce que parce qu’il imagine une version locale du chef-d’œuvre de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. L’auteur, qui s’investit dans le thriller historique, imagine que ce livre n’est qu’une version inachevée et qu’il existe une version complète, enterrée dans un jardin de la Marsa qui renferme moult secrets et réserve bien de surprises. Lorsqu’enfin nos deux héros découvrent le manuscrit, ils se gardent bien de le déterrer car « l’humanité n’est pas encore prête pour de telles révélations ». Samy Mokaddem s’obstine à chercher un sens derrière le sens, quitte à revoir le périple de Saint-Exupéry et les circonstances mystérieuses de sa mort: l’auteur enrichit la biographie classique de Saint-Exupéry par des éléments fantasmagoriques, mais hautement significatifs et c’est à travers cette bio-fiction que le regard tunisien s’approprie un pan de l’Histoire littéraire française à propos de cet auteur, qui a bien séjourné chez nous et dont le séjour était empreint de mystères.
Le regard tunisien se révèle ainsi être une tentative d’asseoir une représentation et une poétique spécifiques dans le vaste champ des littératures francophones. Cependant ces spécificités ne sauraient s’imposer sur la scène littéraire mondiale par leur dimension universelle. Le local n’est qu’une voie vers l’universel. Par exemple, l’amitié entre l’homme et l’animal est un thème écologique à la fois ancien et général, remis aujourd’hui à la mode en raison des méfaits que l’Homme est en train de faire subir à la Nature.
Enfin, nous ne pouvons clore cette présentation sans rendre hommage au film de Raja Amari, Ghofrane ou les promesses du printemps qui a inauguré, en quelque sorte, les débats : non seulement ce long-métrage documentaire a eu une fonction apéritive quant à la question du regard, montrant de l’intérieur les limites du processus de démocratisation initié par ladite Révolution, mais il pose aussi un regard lucide sur l’émancipation de la femme en Tunisie, stigmatisant toutes les menaces qui pèsent désormais sur les acquis féminins suite au retour des forces traditionnalistes et/ou religieuses. Il s’agit d’une femme d’un quartier populaire, noire de surcroît, qui s’engage dans une campagne électorale en faveur d’un parti libéral moderniste. La réalisatrice insiste sur la grande personnalité, la force de caractère de cette femme, représentative de la femme tunisienne, militante acharnée et activiste inlassable en faveur de ses droits. En même temps, elle fustige les préjugés sexistes et racistes qui entravent ses combats pour l’émancipation. Finalement, son approche aboutit aux mêmes conclusions que les romans cités: sans une véritable révolution des esprits, une révolution politique est vouée à l’épuisement, voire à l’échec.
Ahmed Mahfoudh
[1]Festival des Etonnants Voyageurs, Saint Malo, du 3 au 6 juin 2022 ; La délégation tunisienne, forte de 1 3 membres, entre écrivains locaux, écrivains installés en France et journalistes-animateurs littéraires ( AhlemGhayaza, RaouiaKhedher et Hatem Bouriel), est encadrée par Madame SarraGhorbel, Attachée pour le livre et les médiathèques, à Institut français de Tunisie (IFT)
[2] L’article concerne le corpus suivant :
- EmnaBelhaj Yahia, En Pays assoiffé, Tunis, Déméter, 2022.
- Ahmed Mahfoudh, La Solitude des cités de béton, Tunis : Arabesques, 2020.
- YamenManaÏ, Bel abîme, Tunis, Elyzad, 2022.
- Samy Mokaddem, Il était deux fois Le Petit Prince, Tunis, Pop libris, 2022.
[3] . Sophie Bessis, Dedans dehors, Tunis Elyzad, 2011.
[4] . Sophie Bessis, Lettre à Hannah Arendt, Tunis, Elyzad, 2022.
[5]« …je suis d’ici et de Paris et, en un sens de Jérusalem que je n’ai jamais vu », soutient-il dans Le Pharaon.
[6] Ces quatre romans ont été présentés et commentés par le critique Kamel Ben Ouanès dans notre site littéraire : www.lettrestunisiennes.com
[7]Voir Pascal Buckner, La Mélancolie démocratique, Paris, Seuil, 1992.