Déchéance d’un roi sans envergure
Alia Mabrouk : le roi Ambigu, récit historique.
Editions Déméter, 2007
Editions Déméter, 2007
« Tuez-les tous », voilà les premiers mots du roman de Alia Mabrouk, Le Roi Ambigu. Cet ordre funeste forme l’incipit du roman et inaugure la prise du pouvoir de Moulay Hassen el Hafsi ; il marquera de son horreur et son règne et son destin.
Petit roi d’un royaume étriqué, héritier d’une race glorieuse dont il n’a ni l’envergure ni le charisme, Hassen el Hafsi commence son règne par une ignominie : il donne l’ordre de passer par le fil de l’épée ses quarante cinq frères, de peur que l’un d’eux ne lui dispute, un jour le trône. Ni les scrupules de son ministre Abu Omar, ni les larmes et le désespoir de sa mère n’y feront rien. Tant est impérieux l’attrait du pouvoir.
Voilà qui ferait penser à un roi impitoyable et cynique mais, du moins, fort, lucide et conquérant. Mais il n’en est rien. Mawlana est versé dans les plaisirs, amateur de poésie et de musique, sensible aux plaisirs avec les mignons qui forment l’essentiel de sa cour, au grand scandale des notables et des bien-pensants du pays. C’est aussi un roi qui se berce d’illusions quant à sa puissance et à ses qualités de stratège et qui perd peu à peu le sens des réalités. Ainsi, quand il lui prend l’envie de faire une action d’éclat, celle de reprendre le contrôle de l’arrière pays qui échappe à son autorité, ce sera au mépris de la réalité de ses moyens. Quelque chose qui relève du caprice. Un rêve de puissance lui fait miroiter une victoire facile sur tous ces ennemis et le pousse à mener une campagne sur Kairouan (qui se trouve sous la domination de la redoutable tribu des Chabbiya), campagne qui se révèlera désastreuse et conduira à la perte de son trône. Mais la leçon s’avère insuffisante. Le roi déchu continue à faire preuve de naïveté en croyant que Charles Quint, dont il sollicite l’aide pour chasser Khair-eddine Barberousse, va se porter à son secours sans exiger de contrepartie.
Or, la reconquête du pouvoir sera une aventure douloureuse au cours de laquelle Hassen el Hafsi ira jusqu’au bout de ses contradictions et de son ambiguïté. Elle se fait au prix fort : au prix d’un massacre et d’une mise à sac de la ville perpétrés par la soldatesque de l’empereur et dont le spectacle horrifiant se déploiera jusque sous ses fenêtres, sans compter un traité humiliant imposant de fait une suzeraineté du royaume aux espagnols.
Et c’est là que l’enjeu du roman se révèle au lecteur être moins l’histoire de Hassen el Hafsi en particulier que celle de la conquête du pouvoir et ses ambiguïtés.
Même limité et soumis à des exigences honteuses, le pouvoir exerce sur ceux qui s’en approchent un attrait qui désarme toute logique. Fratricide, alliance humiliante et scandaleuse avec les ennemis naturels, destruction et massacre à grande échelle, aucun prix n’est trop cher à payer pour conquérir et garder le pouvoir. Et le jeu est d’autant plus aberrant que ce pouvoir ne sera jamais définitivement acquis, puisque les autres, non plus, ne reculeront devant rien pour l’arracher à celui qui le détient. Cheikh Hawari, ami d’enfance du roi et complice de tous ses vices, se transforme en champion de la vertu, et drapé de sa sainteté d’imam, utilisant l’argument religieux, il fera tout pour monter le peuple contre le roi jugé dépravé et cautionnera le coup d’état que fomentera l’héritier du trône contre son propre père. Ce même fils, Ahmed, Hmida dans le roman, fait prisonnier son père, envisage de l’éliminer, puis modifie son arrêt en sentence de mutilation (il lui fera arracher les yeux) et d’exil. Croyant éliminer définitivement son rival, le fils parricide sait-il qu’il sera le dernier de la dynastie et qu’il sera chassé par ces mêmes turcs auxquels il a fait appel ?
Avec le Roi ambigu, Alia Mabrouk n’en est pas à son premier récit historique. Elle a déjà signé, entre autres, L’émir et les croisés en 2003 et Les blés de Dougga en 2004. C’est dire qu’elle maîtrise le genre. Elle évite le principal écueil en créant un univers crédible où les faits historiques sont enrichis par les détails qui sont de sa création. Le lecteur apprécie l’épisode où le prince Hmida, encore enfant, ne reconnaît pas son père dans cet étranger qui s’introduit dans le harem et lui demande où est sa mère : « Qui es-tu ? Et pourquoi veux-tu voir ma mère ? », non seulement pour ce que cet épisode contient comme signe d’un destin qui va opposer le père au fils mais aussi pour la valeur ontologique de l’interrogation que le fils adresse au père : pourquoi un fils reconnaîtrait-il son père ?
Alia Mabrouk sait remplir les interstices de la grande histoire en mettant en lumière ce que celle-ci a l’habitude de négliger, comme les faiblesse et les hésitations de ses personnages, la complexité des psychologies et des caractères qui s’affrontent ou s’affolent, mais ces explorations prennent souvent la forme d’interrogations ou de versions contradictoires, et ne prétendent pas donner de réponses. Ainsi, qu’est-ce qui passe par l’esprit de Charles Quint, quand il laisse faire le sac de Tunis, carnage et destruction d’autant plus injustifiables que la ville n’oppose aucune résistance significative ? Ou encore, pourquoi le roi déchu et aveugle tente-t-il encore une fois de retrouver un trône qui ne lui a apporté que malheurs alors qu’à l’écart du pouvoir, il aurait vécu sans doute plus heureux, se consacrant à ses plaisirs et ses raffinements ?
Alia Mabrouk sait tirer profit également de l’effet de recul et de perspective qu’offre le récit historique. Elle le souligne même en usant d’une langue simple et moderne qui ne cherche pas à reproduire une rhétorique ancienne. Elle contraint le lecteur à adopter un point de vue distancié, ce qui a pour effet de redonner aux évènements une tout autre dimension : si le roman est l’histoire de la défaite et de la déchéance de Hassen el Hafsi, le recul historique le verra bientôt rejoint par ses vainqueurs dans les mêmes replis de l’Histoire. Non seulement, son fils, roi marionnette aux mains des turcs mais aussi le grand Charles Quint dont la flotte est balayée par l’orage et les troupes écrasées par les turcs, et qui abdiquera et finira sa vie dans un couvent. La mise à distance fait se confondre vainqueurs et vaincus, victimes et bourreaux, fins stratèges et stupides dilettantes. Elle souligne aussi le caractère dérisoire de ce à quoi les acteurs du drame, empêtrés dans un présent sans perspective, accordent une importance infinie.
Mondher JabbériPetit roi d’un royaume étriqué, héritier d’une race glorieuse dont il n’a ni l’envergure ni le charisme, Hassen el Hafsi commence son règne par une ignominie : il donne l’ordre de passer par le fil de l’épée ses quarante cinq frères, de peur que l’un d’eux ne lui dispute, un jour le trône. Ni les scrupules de son ministre Abu Omar, ni les larmes et le désespoir de sa mère n’y feront rien. Tant est impérieux l’attrait du pouvoir.
Voilà qui ferait penser à un roi impitoyable et cynique mais, du moins, fort, lucide et conquérant. Mais il n’en est rien. Mawlana est versé dans les plaisirs, amateur de poésie et de musique, sensible aux plaisirs avec les mignons qui forment l’essentiel de sa cour, au grand scandale des notables et des bien-pensants du pays. C’est aussi un roi qui se berce d’illusions quant à sa puissance et à ses qualités de stratège et qui perd peu à peu le sens des réalités. Ainsi, quand il lui prend l’envie de faire une action d’éclat, celle de reprendre le contrôle de l’arrière pays qui échappe à son autorité, ce sera au mépris de la réalité de ses moyens. Quelque chose qui relève du caprice. Un rêve de puissance lui fait miroiter une victoire facile sur tous ces ennemis et le pousse à mener une campagne sur Kairouan (qui se trouve sous la domination de la redoutable tribu des Chabbiya), campagne qui se révèlera désastreuse et conduira à la perte de son trône. Mais la leçon s’avère insuffisante. Le roi déchu continue à faire preuve de naïveté en croyant que Charles Quint, dont il sollicite l’aide pour chasser Khair-eddine Barberousse, va se porter à son secours sans exiger de contrepartie.
Or, la reconquête du pouvoir sera une aventure douloureuse au cours de laquelle Hassen el Hafsi ira jusqu’au bout de ses contradictions et de son ambiguïté. Elle se fait au prix fort : au prix d’un massacre et d’une mise à sac de la ville perpétrés par la soldatesque de l’empereur et dont le spectacle horrifiant se déploiera jusque sous ses fenêtres, sans compter un traité humiliant imposant de fait une suzeraineté du royaume aux espagnols.
Et c’est là que l’enjeu du roman se révèle au lecteur être moins l’histoire de Hassen el Hafsi en particulier que celle de la conquête du pouvoir et ses ambiguïtés.
Même limité et soumis à des exigences honteuses, le pouvoir exerce sur ceux qui s’en approchent un attrait qui désarme toute logique. Fratricide, alliance humiliante et scandaleuse avec les ennemis naturels, destruction et massacre à grande échelle, aucun prix n’est trop cher à payer pour conquérir et garder le pouvoir. Et le jeu est d’autant plus aberrant que ce pouvoir ne sera jamais définitivement acquis, puisque les autres, non plus, ne reculeront devant rien pour l’arracher à celui qui le détient. Cheikh Hawari, ami d’enfance du roi et complice de tous ses vices, se transforme en champion de la vertu, et drapé de sa sainteté d’imam, utilisant l’argument religieux, il fera tout pour monter le peuple contre le roi jugé dépravé et cautionnera le coup d’état que fomentera l’héritier du trône contre son propre père. Ce même fils, Ahmed, Hmida dans le roman, fait prisonnier son père, envisage de l’éliminer, puis modifie son arrêt en sentence de mutilation (il lui fera arracher les yeux) et d’exil. Croyant éliminer définitivement son rival, le fils parricide sait-il qu’il sera le dernier de la dynastie et qu’il sera chassé par ces mêmes turcs auxquels il a fait appel ?
Avec le Roi ambigu, Alia Mabrouk n’en est pas à son premier récit historique. Elle a déjà signé, entre autres, L’émir et les croisés en 2003 et Les blés de Dougga en 2004. C’est dire qu’elle maîtrise le genre. Elle évite le principal écueil en créant un univers crédible où les faits historiques sont enrichis par les détails qui sont de sa création. Le lecteur apprécie l’épisode où le prince Hmida, encore enfant, ne reconnaît pas son père dans cet étranger qui s’introduit dans le harem et lui demande où est sa mère : « Qui es-tu ? Et pourquoi veux-tu voir ma mère ? », non seulement pour ce que cet épisode contient comme signe d’un destin qui va opposer le père au fils mais aussi pour la valeur ontologique de l’interrogation que le fils adresse au père : pourquoi un fils reconnaîtrait-il son père ?
Alia Mabrouk sait remplir les interstices de la grande histoire en mettant en lumière ce que celle-ci a l’habitude de négliger, comme les faiblesse et les hésitations de ses personnages, la complexité des psychologies et des caractères qui s’affrontent ou s’affolent, mais ces explorations prennent souvent la forme d’interrogations ou de versions contradictoires, et ne prétendent pas donner de réponses. Ainsi, qu’est-ce qui passe par l’esprit de Charles Quint, quand il laisse faire le sac de Tunis, carnage et destruction d’autant plus injustifiables que la ville n’oppose aucune résistance significative ? Ou encore, pourquoi le roi déchu et aveugle tente-t-il encore une fois de retrouver un trône qui ne lui a apporté que malheurs alors qu’à l’écart du pouvoir, il aurait vécu sans doute plus heureux, se consacrant à ses plaisirs et ses raffinements ?
Alia Mabrouk sait tirer profit également de l’effet de recul et de perspective qu’offre le récit historique. Elle le souligne même en usant d’une langue simple et moderne qui ne cherche pas à reproduire une rhétorique ancienne. Elle contraint le lecteur à adopter un point de vue distancié, ce qui a pour effet de redonner aux évènements une tout autre dimension : si le roman est l’histoire de la défaite et de la déchéance de Hassen el Hafsi, le recul historique le verra bientôt rejoint par ses vainqueurs dans les mêmes replis de l’Histoire. Non seulement, son fils, roi marionnette aux mains des turcs mais aussi le grand Charles Quint dont la flotte est balayée par l’orage et les troupes écrasées par les turcs, et qui abdiquera et finira sa vie dans un couvent. La mise à distance fait se confondre vainqueurs et vaincus, victimes et bourreaux, fins stratèges et stupides dilettantes. Elle souligne aussi le caractère dérisoire de ce à quoi les acteurs du drame, empêtrés dans un présent sans perspective, accordent une importance infinie.