Emna Belhaj Yahia : En pays assoiffé, Editions Déméter, Tunis, 2021, 183 pages.

 

 

Le déclic qui a présidé à l’élaboration de ce roman était l’Evénement, selon l’expression de la narratrice et qui n’est d’autre que l’attaque terroriste au musée du Bardo. Mais cet Evénement, si majeur soit-il dans l’économie du roman, demeure une composante parmi d’autres dans cette vaste radioscopie du pays. En effet, la narratrice embrasse un tableau saisissant et panoramique de la société tunisienne depuis les années cinquante jusqu’à nos jours.

 

 

Tel un récit édifiant, l’atmosphère baigne d’abord dans un festif état d’insouciance et d’harmonie. Ni la différence des conditions entre la bourgeoisie citadine et les familles nécessiteuses des quartiers pauvres, ni l’inégalité des chances face au système social n’affectent la concordance entre les membres des classes. Car « Chacun connait sa place », selon le célèbre l’adage tunisien. La preuve, une réelle empathie a poussé Nojoum, le personnage central du roman, à soutenir tendrement Zeynou et son petit-fils Sandi. La même bienveillance quasi maternelle a conduit Kamilia, dés son jeune âge, à faire office de tutrice du petit Saghroun. Mais cet état de grâce sera balayé sous l’effet de profondes mutations sociales et politiques. L’écart entre les couches sociales n’a cessé de s’élargir. Une réelle fêlure entre elles s’est traduite d’abord par une tension larvée, puis par un ressentiment inavoué, avant de prendre la forme d’une réaction meurtrière. Les événements politiques et les mutations sociales forment ainsi un inexorable tissage dialectique entre eux. D’un côté, la réussite scolaire des nantis, Kamilia et son camarade de classe Mounir, le fils de Nojoum. De l’autre, l’échec foudroyant de Sandi et de Saghroun, happés par la marginalité et la délinquance.

Ce destin symétrique ne marque pas seulement la fin d’une époque. Il annonce surtout l’émergence d’implacables démons de terreur et de terrorisme. Tout l’enjeu du roman d’Emna Belhaj Yahia consiste à interroger le mécanisme de ce passage ou de cette rupture entre la Tunisie d’hier et celle d’aujourd’hui. Ce programme n’est pas mince à décoder, d’autant plus que l’auteure ne veut jouer ni au sociologue, ni au politologue, mais se donne pour exigence de puiser ses arguments dans l’art du roman et ce qu’il offre comme potentialités de décryptage. Dans ce cas, interroger, expliquer, comprendre ne sont pas l’affaire exclusive du discours scientifique. La poésie (ou l’écriture littéraire en général), a, elle aussi, la capacité de saisir, par des détours insoupçonnés, les lois qui régissent imperceptiblement les interstices du réel et les frémissements de l’âme des personnages. C’est ce qu’Emna Belhaj Yahia a forgé avec brio dans cette belle et pertinente radioscopie de notre époque.

Quels sont les ressorts de cette écriture ? En effet, nous savons que le génie romanesque consiste à établir dans la matière du récit, des correspondances, à créer des connexions et à tisser des affinités entre des éléments a priori épars ou des situations vraisemblablement distantes. Autrement dit, ce que la réalité brute dissémine, éparpille et désagrège, l’art le réunit, le combine et l’exhume, au cœur d’une chaîne de corrélations logiques et esthétiques. Dans ce sens, l’écriture dans En pays assoiffé ne suit pas une narration linéaire ou chronologique, mais adopte une structure où se multiplient les digressions, les analepses et les prolepses, en vue de dégager un réseau d’échos ou des résonances entres les épisodes du discours narratif. Cela d’autant plus important que l’histoire de Nojoum - que la narratrice se propose d’écrire - recèle certes des zones d’ombre, mais l’écriture ne cherche pas à les dissiper ou à les combler, mais s’attache plutôt « à suivre le fil qui rattache les unes aux autres ». Car l’objectif n’est pas seulement de composer un récit ou de construire une fable. Le but est ailleurs : réfléchir sur le sens du réel à partir des modalités objectives que le quotidien secrète et que les contingences charrient.

En Pays assoiffé est traversé par une question grave et lancinante que la petit fille Yasmine a posée à sa grand-mère Nojoum : Pourquoi devient-t-on un monstre ? Question immense, difficile : «  Pour Nojoum, la grande question de Yasmine –pourquoi ?- va rester sans réponse. Le mal est fait, aucune explication ne peut l’effacer ». Dans ce cas, ce que l’écriture s’appliquera à découvrir ne concerne pas forcément les faits ou le déroulement de l’opération terroriste, mais vise à cerner le sens de cet acte, les dessous de sa genèse avant qu’il ne s’impose comme une impérieuse nécessité dans la conscience du coupable, nourrie par la « pathologie du cœur », le « dysfonctionnement économique » et « l’ignorance galopante ».

Dans une salle du musée du Bardo, au moment même de l’attaque terroriste, le terrible face-à-face entre Sandi et Nojoum, entre le terroriste et sa potentielle victime, renvoie à une troublante situation de deux êtres qui, parce qu’ils se connaissent parfaitement, mesurent à cet instant précis l’incommensurable béance qui les séparent :

« Sandi, fut un enfant dont les paysages n’eurent pas d’âme. Sans mot, sans langues, sans livres, il arpenta la vie houspilleuse qui ne lui apprit que des combines, alors que Nojoum avait commencé à sentir le monde en tombant sous le charme des phrases. Très tôt, elle fut séduite par leur tournure, la façon dont elles s’élèvent puis redescendent vers elles, la prennent par la main. Elles lui donnèrent le goût du mot, de ce qu’il cache, de ce qu’il raconte. Les personnes qui lui firent ce don avaient une voix porteuse, et une diction qui accordait à leurs paroles un pouvoir magique. Comparé à ce trésor, qu’est-ce qui était échu en partage à Sandi’mech ? L’injure, la sommation, la grossièreté et le cri hystérique. C’est tout. Voilà ce qu’elle s’efforçait de dire pour expliquer l’inexplicable ».

Dans ce passage que nous avons tenu à citer intégralement, la narratrice nous rappelle le rôle prépondérant que joue la culture dans la formation de ce qu’on est convenu d’appeler l’homme-citoyen. Là, la poésie ou la littérature, comme outil de salut et d’initiation éthique et intellectuelle, fonctionne au gré d’un subtil jeu de comparaisons, de correspondances, de combinaisons où les contraires s’alignent selon un riche et dense dispositif rhétorique. Et c’est à ce niveau que la narratrice se livre à des constructions poético-philosophiques qui visent à saisir les contours du tissu de notre quotidien, affreusement coupé, dissocié du verbe qui serait en mesure de le désigner. Le drame de Sandi se situe précisément au niveau du hiatus entre la douleur de la sensation, et l’impuissance de la verbaliser. C’est le classique décalage entre l’impression et l’expression. Peut-être que la déchéance dont souffre notre société est précisément l’éclipse ou l’occultation de la poésie dans notre paysage quotidien.

« Lui (Nojoum) reviennent en cascade les mots ensorceleurs qui figuraient sur l’étui en papier dans lequel on lui tendait sa baguette, dans un autre temps […] Mots qui vous parlent de vous-même sortant de chez le boulanger, humant l’arôme de L’Impératrice des champs ou de La Reine des blés ». (p103).

La disparition de la poésie dans notre quotidien, source de tous les dangers, n’a pas manqué d’affecter les choses et les êtres. En effet, la ville se trouve divisée en deux décors diamétralement opposés (d’un côté, l’insalubrité ambiante et de l’autre, le parfum des fleurs et l’élégance des façades) (p115). De même, le personnage de Saghroun a deux faces : beauté et horreur se succèdent et se confondent. Sandi est le visage même du dérèglement, « le paradis s’ouvre à lui, et il accomplit le geste qui anéantit ».

Nojoum pense que pour Sandi et ses semblables, n’existent pas « les mots tragédie, comédie, ni cette frontière qui s’établit entre illusion et réalité, ni cet espace où se dit le réel inversé, et où l’acteur joue un rôle, un personnage […] Nojoum conclut que sans ce séculaire rendez-vous manqué avec l’art de la scène et sa vertu cathartique, Sandi aurait sans doute pris le chemin de jouer l’horreur sur les planches, au lieu de la faire vivre à ses semblables ».

La narratrice pousse encore mieux cette fine méditation sur le sens des choses, à travers de brefs tableaux simples et dépouillés, mais où le neutre apparent qui les enveloppe se mue, au gré d’un long cheminement, en une harmonieuse composition spirituelle. Tel ce grand peintre japonais qui, après avoir dessiné des formes dès son jeune âge, espère accéder, un jour où il sera très âgé, à ce stade supérieur où le dessin sera réduit à un point ou tout au plus à une simple ligne. Ce point et cette ligne cristalliseront, à ses yeux, la vie même.

Autre exemple : Se trouvant un jour dans un jardin public, Nojoum observe le mouvement des gens dans l’espace public. Sur un banc, sont assis d’un côté un couple d’amoureux, les deux corps collés l’un contre l’autre dans un long baiser. De l’autre côté, a pris place un vieil homme exténué, à l’œil hagard. Nojoum regarde fixement la scène. C’est sa propre existence à elle, et sa propre fin qu’elle observe : « C’est l’arrivée au point nodal où le début et la fin, l’amour et la mort se rejoignent sur un banc. Ils se touchent gentiment, sans s’en faire ».

Il y a dans ces méditations un certain souffle mélancolique que la narratrice a capté à partir de la silhouette même de Nojoum, assise devant elle à la faveur d’une rencontre hebdomadaire au cours de laquelle la narratrice se propose de lui lire quelques passages d’un roman. Vieillie, impotente, aveugle, Nojoum toujours assoiffée de lecture, mais toujours empressée à converser avec sa lectrice. Et de cet échange entre la voix de la lectrice et celle de l’auditrice jaillit un réel miracle : Nojoum devient le personnage de l’histoire qu’elle est censé écouter : « en rentrant chez moi, j’avais l’impression de sortir d’un double mirage : celui des mots imprimés sur les pages que je venais de lire à voix haute, et celui des éclats de mystère sortis de la bouche de la femme aux yeux éteints. Ces éclats-là prenaient place dans mes oreilles, les uns à côté des autres, dans le lieu chimérique où se dessine un personnage ».

Le roman d’Emna Belhaj Yahia épouse donc une structure dialogique, porté par deux voix qui se conjuguent autour d’un désir partagé : parler pour rompre le silence qui pèse sur la réalité de ce pays assoiffé.

Kamel Ben Ouanès