Il était une Fois un philosophe ouvrier Ou La construction qui détruit
Ahmed Mahfoudh, La Solitude des cités de béton, Editions Arabesques, Tunis 2020, 170 pages.
Avec ce sixième roman, Ahmed Mahfoudh nous donne encore une fois la preuve que l’axe central, récurrent, obsédant de son œuvre demeure la cité, ou plus précisément la ville de Tunis. Tantôt, c’est la vieille médina qui constitue le cadre du roman. Tantôt, c’est l’un de ses faubourgs modernes. Dans ce sens, l’auteur fait office d’historiographe de sa ville où il consigne tous les changements politiques, sociologiques et culturels qui n’avaient cessé de remodeler son paysage depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours. Dans ce sens, l’écrivain se double d’urbanologue, au point que l’espace qu’habitent ou traversent les personnages cesse d’être un simple cadre de la trame, pour s’imposer comme un actant à part entière qui s’affiche tantôt avec les attraits d’un lieu accueillant, tantôt avec les stigmates d’un espace farouchement hostile.
Dans ce dernier roman, l’écriture s’éloigne du regard rétrospectif, voire mélancolique de Tunis d’antan, pour se focaliser sur notre quotidien d’ici et maintenant où le pays moissonne les fruits d’une décennie de crises, de désenchantements postrévolutionnaires.
Au commencement de ce récit, une rencontre inopinée. L’auteur croise non loin de sa résidence un de ses anciens étudiants qui, en attendant de passer le CAPES dont la date est continuellement différée, est obligé d’accepter n’importe quel travail pour subvenir à ses besoins et de « ne pas vivre aux crochets de ses parents, petits paysans modestes » au Nord-ouest du pays. Quel travail ? Ouvrier dans un chantier de bâtiment ! Cette situation insolite est devenue pourtant une composante fréquente de notre quotidien.
En tout cas, c’est cette rencontre authentique qui a donné le déclic à l’élaboration de La Solitude des cités de béton, un roman où la réalité crue, frontale passera tout simplement par le moule de la fiction. Là, chez les personnages, la misère du quotidien n’étouffe pas le rêve, mais ne peut chasser le tragique. Dans ce cas, le roman serait une sorte de procès verbal d’une société lézardée sous l’effet de ses nombreuses perversions. Par conséquent, le dispositif narratif s’inscrit dans une approche réaliste qui relève, plus précisément, du réalisme social.
Sébil, le personnage romanesque, philosophe de formation, attend de passer le CAPES. Mais l’attente est longue. Pas de choix pour cet « horizontain »[1] comme lui. Il n’hésite pas alors à s’engager comme simple manœuvre sur un chantier en bâtiment, dans un de ces quartiers huppés de Tunis où se croisent les nouveaux bourgeois et la masse des marginaux. Cela forme un tableau saisissant d’une société divisée, hiérarchisée, non selon le principe du mérite, mais au gré des règles de la débrouillardise et de la corruption. Le roman s’emplit alors de cette tension entre la voracité insatiable des uns et la frustration aliénante des autres. Ce qui préfigure vraisemblablement un imminent choc des classes. Mais détrompons-nous ! La révolte n’aura pas lieu. Et pour cause. L’état de cette société à deux vitesses, unijambiste ou encore en déliquescence est le résultat ou l’aboutissement d’une Révolution avortée.
Pourtant Sébil se garde d’enterrer le rêve d’un bonheur possible. Mieux encore, il entretient en lui le besoin de la beauté, le goût de la poésie et l’élan toujours vif de spéculer sur le sens de sa condition d’ouvrier philosophe. Esprit sensible qui garde vive en lui la faculté de transcender la laideur du béton qui s’érige devant lui, autour de lui, aussi bien dans le comportement grossier et mufle des arrivistes que dans la beuverie avilissante des ouvriers dégénérés du chantier.
Un jour, une gracieuse image point à l’horizon devant lui et qui tranche nettement avec la laideur ambiante. Sébil ne peut résister à la tentation de communier avec elle. C’est la belle silhouette féminine qui se meut allègrement dans l’appartement en face de son chantier. C’est Hasna, une autre diplômée du supérieur qui prépare un master en musicologie. Une « horizontaine » comme lui. Et, à l’instar de Sébil, elle doit dénicher un modeste boulot, juste pour pouvoir subvenir à ses besoins. Elle est engagée comme une nurse chez un couple de jeunes cadres.
Sébil et Hasna sont donc les deux versants d’une condition commune. Mais, ces deux diplômés, confinés dans les bas-fonds de la ville, cristallisent la mauvaise conscience et le refoulé collectif dans cette société. Si bien qu’on les regarde avec suspicion et méfiance. Ils seront alors la proie facile à exploiter, la molle couche sociale à laquelle on peut facilement imputer la responsabilité de tous les maux et tous les désordres qui surgissent dans la Cité.
Là, l’implacable machine de l’ordre établi avance triomphalement pour écraser toutes les insignifiantes graines qu’elle croise sur son chemin. Et avec la connivence et la servilité de ses suppôts (fonctionnaires, sécuritaires ou gazetiers) elle viole, tue, accuse, dénigre, salit et condamne…tous les coups sont permis pourvu que l’ordre et son honneur soient sauvés. Sébil et Hasna s’aiment, mais leur bonheur leur est volé, car ils se trouvent à l’endroit et à l’heure là où l’implacable machine est au zénith de sa folle avancée.
La solitude des cités de béton est un poignant tableau d’une société où chaque chantier de construction recèle la chronique d’une mort annoncée. Cela rejoint la dialectique du maître et de l’esclave, du bourreau et de la victime ou encore du patron et de l’ouvrier. Le roman d’Ahmed Mahfoudh exprime ainsi clairement l’ampleur de la crise qui affecte la Tunisie post révolutionnaire et les graves menaces qui pèsent sur elle.
Kamel Ben Ouanès
[1]Horizontain est une traduction amusante, parce qu’elle est littérale de l’arabe tunisien « Afaaki », terme péjoratif, car il désigne quelqu’un qui n’est pas tunisois de souche, mais vient d’une région intérieure de la Tunisie.