Cheikhs en confidences ou le roman de la filiation
Monia Mouakhar Kallal, Cheikhs en confidences, Arabesques Editions,218 pages, 20.000dt, ISBN 9789938074284.
« Ecrire, c’est donner de l’avenir au passé », Annie Ernaux.
Se plaçant à l’intersection de la littérature de témoignage, du roman historique, du roman du terroir et de l’autofiction, Cheikhs en confidence (Arabesques 2020) de Monia Mouakhar Kallel relate l’histoire d’une complicité qui s’est échafaudée dans le tourbillon de l’Histoire de la Tunisie.
L’imaginaire romanesque nous embarque dans la Tunisie d’il y a sept décennies, à un moment historique haut en couleur, -la veille de l’indépendance-, marqué par les convulsions, les remous et les mutations. C’est le paysage d’une Tunisie Phénix qui renait de ses cendres après le cataclysme de la seconde guerre mondiale, la colonisation et qui, en toisant l’abîme, trébuche, clopine et titube sur la ligne tremblante de la libération nationale.
S’ « il faut avoir une grande musique en soi pour faire danser la vie », comme le dit Nietzsche, il faut un véritable art de la fouille mémorielle, une sensibilité littéraire et surtout le secours de la tendresse espiègle des mots pour réfléchir (au sens optique et épistémique) l’histoire nationale dans le miroir de l’histoire personnelle.
L’architecture de Cheikhs en confidence est bâtie sur 28 séquences narratives dont le découpage rappelle la pratique cinématographique du montage ou les subdivisions scéniques du texte théâtral. La cohérence de ce maillage narratif est sous-tendue par un processus d’intitulation ingénieux et suggestif, ludique et lucide, qui attise la curiosité du lecteur en jetant le dé tout en brouillant les cartes : « la petite phrase/ voix parasites/ tristes noces/ Broderie ton sur ton... ». Autant de miettes du petit poucet qui guident, un tant soit peu, les pas du lecteur dans cet univers fictionnel se refusant à tout cadrage générique.
Après l’avant-propos, section inaugurale qui remplit bien sa fonction programmatique, descriptive et séductrice, le rideau se lève sur le tableau du vieux cheikh, sobre et majestueux « intranquille » nous dirait Azza Filali, et perplexe, à qui l’on vient annoncer la demande en mariage de sa fille ainée. Le prétendant, un commerçant nanti, est rabroué. Mais, c’est pour son frère benjamin, instituteur zitounien, que le cœur du vieux cheikh chavire. Par ce choix, ou « supposition –proposition », va se sceller le pacte matrimonial et le pacte romanesque, genèse de la relation singulière entre les deux cheikhs.
L’intrigue retrace la trajectoire émouvante de deux destins qui se croisent. C’est, en fait, la scénographie d’une connivence qui s’amorce par le rapprochement, via les liens familiaux, et qui s’achève par une promiscuité physique au moment du grand départ (« le prit entre ses bras, empoigna ses doigts osseux ») mais qui perdure après la mort du beau-père. Force est de constater qu’au début le vieux cheikh accorde la main de sa fille au jeune cheikh, puis, toujours, le cœur sur la main, les deux cheikhs se serrent les coudes, se tendent la main, se tapotent les épaules, - « ce soir-là, il sentit que les bras qui l’enlaçaient et la main qui se posait au creux de son épaule étaient bien plus chauds ». Enfin, au chevet de l’agonisant, le gendre tâte la main de l’ami, flasque, inerte et tombante que lui dérobe l’inéluctable faucheuse.
La fiction romanesque se mue alors en un hymne à l’amitié singulière, mythique, version zitounienne de la dyade légendaire Montaigne et la Boétie « qui n’est pas réglée sur le patron des amitiés molles et régulières » pour reprendre les mots de l’auteur des Essais. L’accent est mis, dès le seuil de l’œuvre, sur cette complicité masculine fondée sur le tandem accord/ écart, identité/ différence, filiation / rupture traduisant ainsi leur perception d’un monde qui change, d’un sol qui bouge. Deux cœurs battants à l’unisson, épris des mêmes valeurs (le savoir, la mission de l’enseignant, le sens du devoir, la rectitude) et regardant vers la même ligne d’horizon …Deux figures dont les divergences foncières se situent au niveau de la méthodologie, de l’approche, du cadre institutionnel et de l’angle de vue, mais sans jamais les enfermer dans la stérilité d’une opposition binaire.
« Quand on ne peut pas être une puissance, disait Camus, on peut être un exemple. ».On peut en dire autant des deux cheikhs qui, sans être des acteurs de l’Histoire ni même des « témoins » du siècle, étaient les chênes vigoureux de la famille, des exemples à suivre dans leur sphère socio-culturelle. De ces deux électricités (osons la métaphore hugolienne dans la préface de Cromwell), luit une étincelle : c’est cette modernité balbutiante qui irradie tous les rhizomes de la structure familiale. Le souci de fidélité aux valeurs authentiques va de pair avec le besoin (et le désir) de s’ouvrir aux miroitements de la culture occidentale. Se forge alors, grâce à eux, une vision éclairée du monde qui va déterminer les choix de leur progéniture. Pétrie d’éducation islamique, cette dernière n’en fréquentera pas moins l’école française (maternelle, université).
Mais c’est la paternité sous toutes ses facettes qui est mise à l’honneur dans Cheikhs en confidence. L’ombre des cheikhs pèse d’une façon hypertrophique sur l’arbre familial. La souveraineté du pater familias est conférée par la religion et la tradition : « son père qui était son repère ! Il était fermé comme une huitre, tranchant comme un couteau ». Socle de la famille, ce chef incontesté est aussi un pôle inhibiteur, notamment dans son rapport avec le sujet féminin. Disposant d’un pouvoir absolu, il choisit son gendre, décide des festivités- « noces sobres », « sombres » rectifie avec amertume son épous ; cérémonies fastueuses de mariage ou de circoncision, et surtout de l’habillage des filles.
D’où, la rage du vieux cheikh conservateur après l’épisode de l’enlèvement du voile défendant bec et ongles « la tradition qu’il ne faut pas violenter ; faute de quoi, on perd son identité et on se fond dans l’Autre ». Toutefois, la narratrice déconstruit, avec finesse, ce schéma androcentrique, en déclinant un autre avatar de la paternité.
Songeons, d’abord, à ce doublon différent du beau-père ferme et intransigeant, « défenseur inconditionnel de la tolérance et chantre des vertus de la différence. ». En effet, la parenthèse sur la Sira du prophète et la mention de la célèbre « Fatima est une partie de moi et ce qui la chagrine me chagrine » rend compte de la clémence de ce père qui se montre tolérant, sensible et flexible, permettant à sa fille de « désapprendre sa langue maternelle » dans un établissement des sœurs chrétiennes et va jusqu’à rencontrer Sœur Emma,
A ces schèmes familiaux, communautaires, théologiques de la paternité s’adjoint une figure emblématique, celle du père de la nation, le Zaïm, diamétralement opposée à la posture liberticide tirant ses dogmes de la culture arabo-musulmane rétrograde, des idées figées, fossilisées. La scène du dénudement en dit long sur le projet moderniste de Bourguiba.
Dès lors, Monia Mouakhar Kallel aborde un sujet qui pourrait paraitre rebattu s’il n’était traité avec un sens du détail qui lui confère une vigueur insoupçonnée, c’est celui de la condition féminine dans la société phallocratique : servitude volontaire, esclavage, travers discriminatoires des hommes, aliénation conjugale, marginalisation, décrochage scolaire, refoulement, tabous (« l’angoisse de la déchirure abyssale »). Sous le vernis de l’habitude et de la vie réglée, naissent d’invisibles brisures, symptomatiques de l’incompatibilité du modèle archaïque, qui annoncent l’avènement d’une ère nouvelle. Ces femmes fourmis, abeilles (l’image des ouvrières de l’atelier, usine au rythme infernal), poules pondeuses, sont aussi des lionnes, de coriaces architectes de leur devenir. Dans ce sens, grâce à ses doigts de fée, la brodeuse rejoue les cartes de son destin, refusant la posture triste de Pénélope, et se mue en une jeune Parque mythique (référence aux trois fileuses de l’antiquité) qui ambitionne de côtoyer les plus célèbres couturiers de la ville des Lumières (Jacques Fath, Christian Dior). Férue de jardinage et de contes, la femme du cheikh ne réprime pas sa passion, se vante de son violon d’ingres, sa « jnina est une janna ». Elle devient même hilarante et cocasse, en incarnant maladroitement le rôle de « La Maréchale Schéhérazade ».
La fille du vieux cheikh, libre et tenace, a le profil de la femme insoumise et progressiste. Le fragile équilibre entre les convictions religieuses et l’ouverture aux exigences de la modernité vacille, par ce geste ô combien symbolique du retrait audacieux du voile. Ses cheveux lâchés dégagent une sensualité voluptueuse dans le roman. Un vent neuf souffles sur les esprits, catalysé par les gestes libérateurs du Zaim lors des bains de foule, et par les idées de Tahar Haddad sur lequel les cheikhs portent un jugement mitigé. Le jeune zitounien achète Notre femme dans la loi et la société, livre-culte pour certains, « maudit » pour d’autres. Il le lit et le relit (après avoir assisté à la cabale menée contre son auteur par des zitouniens comme lui), sans vraiment croire aux analyses, ni adhéré aux propositions de ce réformiste et inspirateur du Code du Statut Personnel.
Tout compte fait, la tradition et la modernité, le sacré et le profane, l’histoire intime et extime, la mémoire individuelle et la mémoire collective, constituent les lignes de force de ce roman. Et pour cause, le foyer familial, régi scrupuleusement par des impératifs sociaux, religieux, moraux et culturels, balance dans un mouvement pendulaire entre la tradition dont les attaches ancestrales sont très fortes et la tentation de s’acclimater avec une modernité naissante. Il s’agit, en fait, d’une microsociété hiérarchisée, parfois raide et archaïque, dont les contradictions, créées à bien des égards par le contexte colonial, ont engendré un esprit de liberté et ouvert aux possibles changements.
Le microcosme familial et le macrocosme politique, l’endogène et l’exogène, le privé et le collectif vont de pair, tels des chevaux d’attelage. Le lecteur, tour à tour palefrenier et cavalier, suit cette chevauchée rehaussée par une succession kaléidoscopique d’images et de scènes de la vie au beau milieu des années 50. En mage de la relation entre les deux cheikhs, nous explorons le quotidien conjugal de nos aïeuls, la vie des couples jeunes ou matures, les angoisses et malaises des nouvelles mariées, les responsabilités privées et publiques des directeurs d’écoles, leurs convictions, leurs humeurs…
Tout au long du roman, la narratrice fait défiler de véritables cartes postales de villes tunisiennes dans le contexte colonial et postcolonial. Les personnages, qui sont mobiles et nomades, se déplacent dans l’espace géographique pour aller dans toutes les directions : nord, sud/ (Tunis, La médina, La Marsa, Sfax, Sousse, Djerba…) ; orient /occident (Tunisie/ Paris, Versailles) ; lieux sacrés/lieux profanes (La Mecque, les ateliers européens de couture). Ils se repositionnent sans cesse dans le monde en arpentant d’autre territoires d’identification.
Dans cette même perspective, nous notons une patrimonialisation du discours. La tunisianité innerve toutes les pages, les irrigue d’une sève généreuse: les mots en arabe dialectal, ou les arabismes pullulent. Citons à titre indicatif babs, skifa, labessalih, une sbiaa, amandes achek, Mâalma, sans zaza, Zdaak, chhoud, henné, fouta et blouza, neffa, maktoub, barrania, bidaa, khrafa, etc). On aime rappeler, comme le faisait le poète Chawki, que « l’instituteur a failli être un prophète. » et les proverbes et dictons populaires parsèment le roman (tels quels ou traduits). Citons au passage « à l’oiseau on n’indique pas le chemin du nid », « elle tourna sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler », « cacher l’œil du soleil avec un tamis », « ils sont les deux moitiés d’une fève ». Les expressions dialectales sont entourées d’anecdotes (falka meddeb,) de mythes et contes merveilleux (ghoul), de pratiques folkloriques (musique d’el bey, la Soulamya). Ces dires sont chargés de données et d’indications culturelles inédites.
Désireuse d’interroger une époque marquante de l’histoire de la patrie et de la femme tunisienne, Monia Mouakhar Kallel ancre son roman dans un tournant décisif qui inaugure nos temps modernes : « au lendemain de la deuxième guerre mondiale, dans un pays qui se battait contre la colonisation, l’indigence, et l’ignorance ». Le doigt est mis sur les cicatrices de la guerre, la pesanteur du régime, et la résistance d’une population qui ploie sous le joug de l’occupation. Cette toile de fond historique réelle est théâtralisée par les discours directs et indirects libres, l’hypotypose, la description minutieuse. Elle cristallise le chemin de croix de ces héros de tous poils : anonymes ou célèbres, simples patriotes ou leaders (syndicalistes, nationalistes, néodestouriens, penseurs avant-gardistes) à savoir Farhat Hached, Habib Achour, Ali Ben youssef, Salah Ben Youssef, Hédi Cheker, Mongi Slim, le Zaïm, Tahar Haddad…
Dix ans après la Révolution du 14 janvier 2011, au moment de la déréliction de tous les systèmes, (relationnels, moraux, etc.)), des manipulations politiques aggravées par la « médiocrité du quatrième pouvoir », et l’intrusion pernicieuse des Frères Musulmans dans les arcanes du pouvoir comme les « morsures d’affamés dans un vaisseau perdu »(Hugo), l’auteure de Cheikhs en confidences choisit de réactiver cette strate mémorielle et symbolique. Son livre se veut un témoignage de gratitude, une dynamique invitation à se propulser autrement dans le passé germinatif, à repenser les rouages infimes des grands mouvements libérateurs de notre histoire. Ce duo amical, ayant « la patrie dans les veines » (titre de la section 16) ne s’engage pas dans un combat politique. Le sien se déroule sur un autre front qui est cognitif, éducatif, intellectuel et culturel. Combattre l’ignorance, transmettre un legs immatériel à la filiation. Yasmina Khadra, dans Le sel de tous les oublis, explicite cette forme de militantisme: « Le guerrier n’est pas celui qui part à l’assaut, un sabre à la main. Un guerrier, le vrai, est celui qui met ses pas, dans la marche de son temps, un livre sous le bras, car l’ennemi implacable, l’ennemi de toujours, l’ennemi commun est l’ignorance ».