Samir Makhlouf, ce romancier qui nous vient d’ailleurs
Samir Makhlouf, Merminus infinitif, roman, Contrastes Editions, mars 2020, 20dt, ISM :789973878656.
Parmi nos romanciers francophones, Samir Makhlouf fait figure d’électron libre. Certes, il raconte sa Tunisie dans la langue de Molière mais il cultive son jardin romanesque loin de l’interrogation linguistico-identitaire qui hante encore certains de ses confrères. Non qu’il en soit inconscient ni qu’il évite sciemment de se la poser. Tout porte à croire que pour Makhlouf ce débat identitaire n’est plus de saison. Sa préoccupation est tout autre. Il aime plutôt embarquer la Tunisie dans des balades narratives « en orbite sur les bords frelatés de l’univers ». Dans ses romans, ses personnages, qui viennent des quatre coins de la planète, croisent des gens de chez-nous. Tunisiens ou étrangers, ils évoluent tous au rythme d’une horloge universelle et leurs vies, souvent assez mouvementées, nourrissent des fables quasi fantastiques. Dans L’Homme de Gaya(2016) comme dans Merminus infinitif qui vient d’être primé Comar d’or 2020, Makhlouf brasse large et s’installe dans la pensée du monde. Pour être à la mesure de cette ambition et tenir ainsi sa promesse, un tel horizon romanesque a non seulement besoin d’une bonne dose d’utopie mais surtout d’une grande exigence intellectuelle.
Le romancier philosophe
En fait, Makhlouf s’y était préparé dans Univers(2015) ; un essai philosophique qui porte bien son titre et dans lequel il se livre à une cogitation sur la nécessité de reconsidérer notre façon de percevoir les choses. Car, pense-t-il, notre vécu tient tout aussi bien des données effectives et présentes qu’on appelle communément « réalité », que de celles qui étaient de l’ordre du réalisable et qui n’ont pas pu s’accomplir. Celles-ci forment le « monde potentiel » qui cohabite constamment avec le nôtre au point de lui coller comme la peau au corps. A priori, ces deux univers ne se confondent pas. Ils s’invitent néanmoins mutuellement à entretenir entre eux un commerce que le seul prisme cartésien ne saurait décoder. Vaste débat hautement phénoménologique, diriez-vous ! Je laisse donc aux voix autorisées le soin et le plaisir de donner la réplique à notre romancier philosophe.
Les romans de Makhlouf, qui sont loin de servir de simple support à sa thèse, en tirent toutefois des dividendes esthétiques particulièrement enrichissants. En lisant Univers, on saisit aussitôt le parti romanesque qu’il tire de la coexistence de ces deux mondes pour faire aboutir, par les seules vertus de la science-fiction, les possibles narratifs ; ceux que la réalité semble avoir définitivement écartés de notre vécu.
La fiction, telle qu’elle est souverainement pratiquée par Makhlouf, consiste moins à inventer ex nihilo une histoire qu’à rendre possibles des faits improbables, qu’à tisser dans la disparité des choses et par delà les aléas de la géographie d’incroyables liens entre les hommes. Le tout est de crédibiliser la narration en recourant à des moyens rationnels, parfois hautement scientifiques. Makhlouf met en œuvre des combinaisons auxquelles on pense le moins et souvent pas du tout. Il conjugue des concours de circonstances, des séries de coïncidences ou encore une somme de hasards concomitants pour en faire petit-à-petit une trame saisissante. Il en vient même à créer dans L’Homme de Gaya une sorte de planète qu’il baptise de ce même nom mythique et où ces « existences potentielles » accèdent, comme par « basculement », à la dignité des existences effectives.
Les existences improbables
Mais dans Merminus infinitif, il n’a pas besoin de camper ses personnages dans des contrées si lointaines : l’histoire se passe chez-nous et ce sont les îles de Kerkennah qui lui servent de cadre. Notre proximité avec ces créatures ne fait que les rendre plus insolites encore.
En effet, quand on est déjà avisé que Samir Makhlouf écrit de la science fiction, on reste, en tant que lecteur, ouvert à toutes les élucubrations possibles et imaginables. On est, par conséquent, peu enclin à l’étonnement. Mais quelle ne fut ma surprise en ouvrant ce Merminus infinitif ! Je m’attendais à tout sauf à la curieuse connexion entre ce bus Volvo, de type « Zina oué aziza », qui assurait la navette entre villages et localités sur les îles Kerkennah en Tunisie, d’un côté, et un bateau touristique qui croisait simultanément en Méditerranée, de l’autre. C’est que rien, à priori, ne prédestine ce petit peuple, qui vaquait péniblement à ses besognes quotidiennes, à figurer dans le même récit que la clientèle aussi cosmopolite que huppée qui embarqua un certain automne 2058 sur Le Black Wind Fantaziya pour une croisière de plaisance. Les passagers du bus et les plaisanciers orbitaient, chaque groupe de son côté, dans des sphères parallèles et si différentes l’une de l’autre qu’ils ne devraient jamais se croiser. En tout cas, sur l’échelle des probabilités mathématiques, la « rencontre » entre les deux engins serait quasi-nulle. Elle eut pourtant lieu au niveau du Grand Pont reliant l’île au continent. Mais quoi penser de leur collision qui les entraîna au fond de l’eau et qui est tout bonnement impossible selon les lois les plus élémentaires de la physique ? Il fallait toute l’ingéniosité romanesque de Makhlouf pour la rendre possible. Il aurait pu, par exemple, pour se tirer d’affaires assez rapidement, recourir au scénario de l’attentat terroriste à la bombe contre l’un ou l’autre engin. En fait, rien de tout cela. Apparemment, la catastrophe aurait été causée par le concours malheureux, à un instant T, d’actes humains insignifiants et de facteurs naturels propres au milieu aquatique dont ne soupçonnait guère la dangerosité.
Le narrateur principal du texte revient sur le drame quinze ans après. Il se rend sur les lieux et mène son enquête d’une manière quasi policière. Il retrace le trajet de chaque engin au kilomètre, il chronomètre leur progression vers le fameux pont à la minute près. Les principales victimes, y compris le car « zina oué aziza », se relaient dans le texte pour se raconter et décrire les tout derniers moments de leur vie.
Le récit dans Merminus infinitif nous tient d’autant plus en haleine que Makhlouf y « rationne » l’information ; il la distille au fil des pages par petites doses. Elle n’est jamais tout à fait complète. Et quand elle nous est livrée, elle n’est jamais tout à fait sûre. Aussi l’attitude de son narrateur se marque-t-elle d’une grande ambivalence : tantôt celui-ci semble connaitre tout du drame, mais tend à brouiller les pistes pour mieux nous narguer. Tantôt, il est moins sûr qu’il n’y paraît pour se livrer, lui aussi, au jeu ouvert des conjectures et des suppositions.
On peut, au demeurant, ne pas aimer les quelques passages finaux où Samir Makhlouf, voulant déjouer les fins convenues de l’intrigue, tient un méta discours sur la pluralité de ses terminaisons possibles. A dire vrai, son roman n’en a guère besoin. S’il nous capte tant, c’est sans doute grâce à la gestion narrative très discrète que son narrateur fait des incertitudes de l’histoire.
Il est clair, à la lecture, que l’élucidation du drame dans Merminus infinitif n’est pas une fin en soi et que la mort accidentelle de ces personnages est à reléguer au second plan, au vu de la place que leurs parcours prennent au fil des pages. C’est que, dans Merminus infinitif, les stations de leur vie, si diverses et si éloignées les unes des autres, comptent beaucoup plus que leur terminus unique sous le Grand Pont de Kerkennah. Le voyage de chacun, tel le périple d’Ulysse, importe plus que son point de chute.
Durement éprouvés par leur putain de vie, la plupart semblent fantasques plutôt qu’ils ne sont réellement fantastiques. Le parcours rocambolesque du capitaine Sinan Klair et de sa femme Eva Mercedes en dit long sur l’esprit de toute la bande qui se trouvait à bord. Ils ont exercé plus d’un métier, ont eu peu d’amours et beaucoup d’échecs. Mais ces « insatiables déjantés de la vie » s’attachent beaucoup à elle et deviennent ainsi plus attachants encore par leurs déboires, par leurs bizarreries mêmes. On compte, parmi cette galerie cosmopolite composée de dix-huit personnages, quelques Tunisiens superbes. Ils sont pour la plupart des Kerkenniens au caractère bien trempé. Khaled Mbesses a eu sans doute le parcours le plus sinueux, surtout le plus rude et son nom « Mbesses » n’en est qu’une cruelle antiphrase. Quant à Salah Chershi, l’un des passagers du bus, il était professeur de technologie au lycée de Douz et aimait consigner par écrit les sourires. Curieuse occupation ! Il en avait répertorié cinquante huit avant qu’on ne retrouvât les feuillets de son carnet sur les lieux de l’accident.
La passion de la mathématique
Samir Makhlouf est architecte. Il dit, dans une interview récente, qu’il était venu au roman par l’écriture et non par la littérature. N’étant pas littéraire de formation, sans doute voulait-il marquer la différence entre son cursus scientifique et professionnel d’un côté, et sa vocation d’artiste en tant qu’écrivain et peintre, de l’autre. Mais on décèle dans Merminus infinitif, bien plus que dans L' Homme de Gaya, une grande complicité entre la voix de l’écrivain-poète et celle du matheux épris d’algorithmes. La narration des faits y est souvent précédée de pauses poétiques écrites en italique qui jettent sur le drame du Black Wind Fantaziya une seconde vue. Autant l’enquête est soumise à un questionnement scientifique et au jeu des probabilités mathématiques, autant les pauses se meuvent dans des métaphores filées et infinies. Cette double passion, qui marque l’œuvre de Samir Makhlouf, n’est pas sans rappeler le fervent plaidoyer de Lautréamont pour une alliance entre ces deux modes essentiels de la connaissance humaine : la poésie et la « sainte » mathématique. Benjamin Péret, quant à lui, était encore plus loin dans cette connivence. Dans son recueil, Le Grand Jeu, il fit siennes les équations mathématiques pour tenter de percer le sens de la vie. C’est dire que Makhlouf n’est pas sans ascendance littéraire et qu’il a bien des ancêtres dans le monde des Belles Lettres. Et des plus prestigieux ! Sans doute la science-fiction d’aujourd’hui lui offrira t-elle davantage de moyens pour entretenir ce grand rêve.