Hassouna Mosbahi, Pas de deuil pour ma mère, roman traduit de l’arabe  par Boutheina Ayadi et Marie-Christine Ben Fadhel,  Elysad,2019, 272 pages,20.00E.

 

 

A l’instar de plusieurs autres écrivains tunisiens de langue arabe, Hassouna Mosbahi se ressource dans le fait divers et pour cause, c’est ce type de récit qui reflète le mieux le malaise social. Dans Pas de deuil pour ma mère*, l’auteur pointe du doigt la tyrannie de l’opinion publique qui condamne les écarts à un rejet sévère, voire mortel. Le fait divers est donc le symptôme d’une société malade, mais à la manière d’un Zola, Mosbahi en fait l’illustration de la fatalité sociale.

 

 

Pour ce thème,  l’auteur a choisi un fait divers caractéristique : dans une banlieue populaire et misérable, une femme est victime de l’opinion publique qui la considère comme légère et l’accuse même de prostitution. Le fils, sur qui retombent et le mépris et les moqueries du quartier, finit par adhérer aux préjugés des habitants et se venge sur sa mère en la brûlant vive. Ce fait divers retentissant, qui a défrayé les chroniques, a valu au coupable une condamnation à mort. Dans sa cellule où il attend la sentence, le fils raconte les péripéties qui l’ont amené au meurtre. Son propre récit des faits alterne avec celui de la mère qui décrit les étapes de sa révolte contre le système patriarcal jusqu’au dénouement fatal.

La réaction du fils s’explique d’abord par une inversion œdipienne où la mère joue le rôle d’obstacle et où le père apparaît comme source d’affection pour l’enfant qui n’a d’autres ressources que de liquider la mère pour réussir son émancipation. En effet, mal mariée, la femme délaisse son mari, se révolte contre lui et entreprend de vivre sa vie, sans pour autant tomber dans l’infidélité conjugale. Le fils compatit à la situation du père et finit par être convaincu que la dégradation de son état de santé, sa mort même, sont imputés au comportement de la mère. C’est ainsi qu’il se construit un roman familial (au sens freudien) où il endosse le rôle de fils de pute (ould el kahba) et dans lequel il apparaît comme la victime d’une mère terrible à laquelle il substitue la figure d’une mère idéale, à l’image de sa grand-mère : « (Ma grand-mère) était la personne que je chérissais le plus après mon père et même peut-être autant que lui », confesse-t-il à son compagnon de cellule (P.113). Voilà le schéma œdipien saturé par la figure de la grand-mère, figure substitutive idéalisée, dont la mort déclenche le processus de la transfiguration du fils en meurtrier diabolique :

« Je peux donc dire et redire que ma grand-mère était la meilleure femme et la plus extraordinaire que j’ai connue durant ma courte vie. Elle m’a fait oublier la méchanceté de ma mère et son insensibilité terrifiante. A sa disparition, le vide s’est creusé davantage et ma vie est devenue une succession implacable de malheurs ». (192)

On retrouve dans la scène familiale l’inversion du triangle œdipien  et tous les ingrédients du geste criminel : la haine du père transféré sur la mère est d’autant plus meurtrière que ce sentiment se nourrit du fantasme de la mère, coupable du meurtre du père.

Mais on ne saurait donner un portrait exhaustif du fils déchu sans évoquer la fatalité sociale relative aux classes populaires car la vengeance se nourrit également de tous les échecs du fils qui se considère désormais comme un paria social. D’un côté, le fils subit un échec scolaire, suite à quoi il travaille misérablement comme garçon de café. De l’autre côté,  après la mort du père, la mère se révolte contre sa condition de femme de foyer, s’émancipe et décide de vivre sa vie en fréquentant les cafés et hôtels de luxe de la ville moderne. Sa métamorphose, autant morale que physique, ne passe pas inaperçue aux yeux des habitants du quartier qui, à travers leur frustration, se mettent à assimiler la mère à une prostituée. Aussi l’enfant devient-il la risée des hommes du quartier, généreux en clins d’œil, ricanements, mots d’esprit et autres insinuations. Dans son impuissance à gérer les moqueries, l’enfant transfère sa colère sur la mère.

On retrouve chez Hassouna Mosbahi un élan zolien dans le sens où la condition socioculturelle et économique détermine les destins individuels.  Et ce n’est pas un hasard s’il nous peint, par la bouche de son héros, un environnement social tout à fait négatif qui ne peut pas favoriser le moindre épanouissement, fusse-t-il miraculeux : « M (ce quartier) est un antre où prospèrent le vice, la corruption, la tromperie, le vol, le mensonge et toutes les maladies sociales et psychologiques. Tout le monde sait aussi que la plupart des femmes de cette cité, mariées ou célibataires, divorcées ou vieilles filles, et même celles qui n’ont pas encore dix-huit ans, vivent de la prostitution » (P.193)

On voit alors que le préjugé contre la mère se nourrit objectivement de l’idéologie dominante qui assimile les femmes du quartier à des débauchées.

Mosbahi est un Zola  tunisien en ce qu’il attribue aux conditions sociales objectives la responsabilité de la réussite ou de l’échec de ses personnages. Toutefois, loin du naturalisme zolien et de l’élan documentariste, l’auteur transpose le fait divers à l’époque de Ben Ali et en fait un catalyseur de la crise qui couve, révélant la déchéance morale des couches populaires et la grande corruption des couches aisées, symptôme avant-coureur des bouleversements futurs.

L’actualisation s’opère également par le biais de l’écriture : l’auteur pratique une écriture polyphonique, ce qui est l’essence même du roman moderne selon Milan Kundera[1]*. Ainsi, il fait entendre alternativement la voix de la mère et celle de son fils. Au fait des motivations de chacun d’eux, le Lecteur est enclin à les comprendre tous les deux pour en accuser la société. Le point de vue intime où chacun dit je à tour de rôle serait pour l’écrivain le procédé par lequel il représente les personnages en victimes d’une société tyrannique, cruelle et injuste.

La traduction en français de Boutheina Ayadi, avec la collaboration de Marie-Christine Ben Fadhel, est élégante et surtout fidèle au cadre social    ainsi qu’au parler de ces tristes périphéries où le mal croissant se nourrit de la marginalité et de l’abandon.

AHMED MAHFOUDH



*Elyzad, 2019, traduction à l’arabe de Boutheina Ayadi avec la collaboration de Marie-Christine Ben Fadhl.

*[1]Milan Kundera, L’art du Roman, Paris, Gallimard, 1986.