Retenir le temps qui s’enfuit Ou Le désir de devenir écrivain
Jalila Hafsia : Instants de vie, Chronique Familière Tome VIII, Tunis 2019
Depuis un peu plus d’un demi-siècle, Jalila Hafsia n’a cessé de scruter le moindre frémissement de sa vie et de tout ce qui l’entoure pour les consigner, avec autant d’attention que d’assiduité, dans son journal intime.
Le résultat est impressionnant : jusqu’ici, huit tomes publiés, plus de 3000 pages, un florilège d’instants de vie (d’où le titre) où se déroule devant nous un flux vertigineux de visages, d’événements personnels et collectifs, de rencontres, de titres de films et d’ouvrages, de cérémonies fastes ou fades, puis les émois d’un jour radieux ou les frissons d’une nuit de chagrin.
Le huitième tome, récemment publié, couvre la décennie 2000-2010. A l’instar des précédents ouvrages, la démarche est rigoureusement respectée : les menus événements de la vie personnelle sont en résonance aussi bien avec l’actualité nationale en Tunisie qu’avec les échos de l’état du monde. Car Jalila Hafsia n’est pas confinée dans son coin, mais de par ses activités et ses engagements elle fréquente le monde, collabore avec la presse écrite et radiophonique, anime de célèbres espaces culturels (Club Tahar Haddad et Sophonisbe), écrit des romans et voyage à travers le monde tant dans le cadre professionnel qu’à titre privé.
Pas seulement. Jalila Hafsia aime marcher dans la ville de Tunis, souvent de bonne heure. C’est là qu’elle croise les gens, capte des bribes de leurs doléances sans se départir du plaisir de saisir la beauté des arbres sur fond d’un ciel bleu, cette couleur qui a l’étrange effet de mettre du baume dans les cœurs des citoyens désenchantés, voire meurtris par des années de dictature. Aussi est-ce pour cette raison sans doute que l’auteur aime aussi se réfugier d’abord dans la lecture, et quelle lecture ! Une somme de bouquins qui forme une réelle encyclopédie littéraire (un excellent guide de lecture pour les amoureux du livre) comme Christa Wolf : Aucun lieu, Nulle part, Per Olov : Le Médecin personnel du roi, ou John Victor Tollan : Les Sarrasins, L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge. Ensuite, elle regarde fréquemment la chaîne franco-allemande Arte où elle suit d’excellents documentaires et les films des grands maîtres du 7ème art : Bergman, Fellini, Cukor, Antonioni. Là, elle ne se contente pas de citer des titres, mais s’applique aussi à les commenter et à susciter chez le lecteur l’envie de les découvrir et de les partager.
Si Jalila Hafsia baigne dans cette grande culture, c’est pour souligner le contraste avec la morosité du quotidien local au centre duquel s’érige le spectacle ridicule d’un Ben Ali entouré constamment de ses sbires dans le moindre de ses déplacements et qui a eu le mauvais goût d’ériger maladroitement son effigie géante dans les artères des grandes villes.
Jalila hafsia va même jusqu’à nous rapporter la teneur de ses rêves nocturnes, l’état chancelant de sa santé ou encore ses dîners, dans le cercle intime et familial, avec les Klibi, les Charfi, les Baccouche, les Mestiri ou encore ses vacances d’été de chaque année en Angleterre auprès de ses amis dans la campagne anglaise.
Quel est l’intérêt de ce journal ?
Pour l’auteure, écrire, c’est répondre à une nécessité intérieure : « Je me culpabilise qu’ai-je fait au juste de ma vie. J’ai toujours éprouvé un sentiment de culpabilité. Et la lecture et l’écriture devinrent pour moi le seul moyen de me libérer […] C’est ainsi que j’avais commencé à tenir un journal à partir de tout ce qui m’arrivait… je n’étais vraiment heureuse qu’un livre ou un stylo à la main. Serai-je capable d’exprimer un jour tout ce que je ressens, mon désir de devenir écrivain ? Tout cela a remplacé la compagnie des autres ». En lisant cette confession, on peut déduire que chez l’auteure le besoin d’écrire n’est pas nourri par le classique sentiment de malaise ou de souffrance. C’est plutôt le sentiment d’impuissance de maîtriser le temps qui s’enfuit vertigineusement et avec lequel s’évanouissent nos rêves ou nos illusions : « les Choses s’enfuient très vite. J’ai vécu et aimé. Dans ma jeunesse, je me suis éparpillée, je n’ai pas su saisir le sens d’une autre vie. [Le but de la femme devenue écrivaine est donc d’atteindre] un temps hors du temps qui soit le présent, le passé et le futur ». Cela signifie que l’écriture du moi s’inscrit toujours dans une approche proustienne qui revisite et cherche le temps perdu pour pouvoir le retrouver, c’est-à-dire le transformer en une œuvre littéraire.
Mais, pour nous lecteurs, l’intérêt majeur de l’ouvrage de Jalila Hafsia réside moins dans le vécu personnel et intime de l’auteure que dans la force de son discours scripturaire. Ce dernier recueille et accueille les fragments épars d’une vie pour les transformer en une vision panoramique d’une époque, d’un pays et de son Histoire. Autrement dit, le témoignage de Jalial Hafsia constitue un immense trésor d’informations pour les historiens, les sociologues, les politologues ou les chercheurs mus par le projet de s’interroger sur les composantes postcoloniales de l’identité tunisienne. « L’ouvrage, écrit un lecteur dans une missive envoyée à l’auteure, fourmille de petits événements, qui, pris individuellement, n’ont pas grande importance, mais regroupés, comme tu les as présentés ; ne manquent pas d’évoquer une ambiance très particulière qui a imprégné les gens de notre génération ». Dans ce sens, le vécu d’un individu est le microcosme du vécu collectif.
Kamel Ben Ouanès