Dans Aujourd’hui[i], Colette Fellous revient sur l’épisode historique qui a provoqué l’exode des juifs tunisiens. Son récit, ramassis kaléidoscopique de souvenirs heureux dans un pays jadis ouvert à toutes les communautés, bute sur la journée du 5 juin 1967 ; un réveil traumatisant à l’Histoire à partir duquel rien ne sera plus jamais comme avant.

 

 

"Il est temps de flâner dans cette vie, dans le peu que je sais d'elle, et de ramasser ce que j'ai vu. C'est par exemple très facile de voir apparaître la lumière de ce lundi quand ma mère crie qu'il faut fermer les persiennes et qu'il faut faire très très vite, que dehors c'est la folie, qu'elle n'a jamais vu ça, c'est la première fois, il ne faut pas se montrer au balcon, cachez-vous je vous dis. Elle parle à mon père et à moi. Faites rentrer Catia et Bambino (les chats) aussi, on ne sait jamais, il peut y avoir des coups de feu. C'est très facile de convoquer ce jour-là parce que le bruit de ces secondes je le vois courir encore sur ma peau, tellement vives, tellement brûlantes, comme brûlées d'hébétude".

C’est autour de ce souvenir traumatisant que se construit le récit de Colette Fellous dans Aujourd’hui : nous sommes en juin 67, la narratrice qui a 17 ans fait sa première grande expérience amoureuse et s’apprête à passer son bac pour poursuivre ses études à Paris.   Bref, tout lui sourit, dans ce pays de rires et de soleil où elle se sent parfaitement intégrée, lorsque surgit la guerre israélo-arabe de juin 1967 : une population frustrée par la défaite rapide des armées arabes, se venge sur la minorité juive dont elle met les biens à sac. C’est alors le douloureux exode, vers la France essentiellement, sauf quelques uns qui ont préféré s’installer en Israël, encouragés par le mythe de la terre promise. Colette Fellous, revient sur ce trauma incurable –n’a-t-il pas façonné son destin ? –, cette fracture dont elle mesure l’ampleur et analyse les malentendus à l’origine de cet affrontement entre musulmans et juifs d’un même pays : d’un côté, une population manipulée par des fanatiques et des spéculateurs qui comptaient sur le départ des juifs pour s’approprier leurs biens mobiliers et immobiliers, de l’autre une minorité bercée et bernée par le rêve du Grand Israël, qui se découvrira plus tard défavorisée par rapport aux juifs américains ou russes.

Mais revenons d’abord au récit dont la composition même traduit significativement le drame du personnage et dont la démarche mémorielle, tâtonnante et intuitive, reflète la quête désespérée d’un centre identitaire insaisissable : « Qui suis-je ? » semble reprendre l’auteure, sur les traces de son aîné Albert Memmi. Tunisienne de naissance, Française d’adoption, juive de confession, l’âme remplie du bleu et du soleil de la méditerranée qui l’a bercée durant dix-sept ans, mais l’esprit tourné vers le mythe du peuple errant. Depuis cette fameuse journée, Colette Fellous réveillée brutalement à l’Histoire, est à la recherche d’un utopique remembrement de son moi culturel déchiré entre plusieurs identités, ce rêve de totalité qu’Albert Memmi a si bien exprimé à travers une formule magique : « Je suis d’ici (Tunis) et de Paris et, en un sens de Jérusalem que je n’ai jamais vu », s’écrie t-il dans Le Pharaon.

Le récit épouse donc les errements de l’auteure en quête d’équilibre : au niveau de la composition d’abord, le titre même Aujourd’hui, traduit une plongée dans le passé au service du présent, l’auteure ayant besoin de liquider certaines peurs, d’affronter ses tourments pour voir clair en elle et avoir la paix avec sa conscience. La narration effectue alors un va-et-vient entre le présent parisien et le paradis perdu tunisois. C’est une structure en dents de scie jusqu’à la journée traumatisante du 5juin 67, épisode à partir duquel le récit devient linéaire. Elle adopte le mouvement d’une séance d’analyse où fusionnent le passé et le présent, la narration et son commentaire, l’épisode vécu et ses justificatifs. Ainsi, c’est à une rétrospection cathartique que nous avons affaire, le récit d’un épisode autobiographique où l’auteur explique (déplie des instants nodaux) et s’explique (se justifie) sur ses choix existentiels : pourquoi est-elle partie ? Avait-elle le choix ? Quel parti a-t-elle pris… ?


Ce récit se situe quelque trentaine d’années après l’épisode traumatisant : la narratrice prend le métro et se retrouve en face d’une femme au regard éperdument hagard, peut-être même une rescapée des camps de concentration, dont le regard lui reflète son propre désarroi, elle décide alors de parler pour évacuer la scène qui est à l’origine de ses traumatismes :

Dans le miroir de la salle de bains, j’ai posé mes questions, droit dans les yeux. A qui appartient ce visage ? Où habite-t-il ? Qui a fait ce jour ? Où est la frontière de leur vie et de la mienne ? Est-ce vrai qu’à mon âge, on a passé dix-sept ans à dormir ? J’ai commencé à multiplier, à diviser, à additionner (…) je suis allée vers la table et j’ai commencé à écrire.

La confession qui s’en suit est donc une plongée dans les affres de cette mémorable journée, une espèce d’imago au sens psychanalytique du terme, autrement dit une représentation originelle qui a façonné sa vision du monde d’Aujourd’hui. Ce récit comporte donc deux phases : un avant suggérant un paradis perdu dont le motif premier est l’innocence, faite du vivre-ensemble des communautés (« Avec les Ladjimi, les Sroussi, les Kritikos et les Spiteri, nous échangeons des assiettes gâteaux à Pâques, à Noël,  pendant le ramadan…Nous aimions seulement saluer les saisons avec des goûts différents ») et d’ignorance (« Nous n’avons été prévenus de rien, nous découvrons à peine le pays où nous habitons. Cette terre (Palestine) qui brûle là-bas et qui est en guerre, nous la connaissons encore moins »). Après la mémorable journée du 5 juin, il y a eu renaissance violente à la réalité historique, la narratrice ne pouvant plus vivre sans interroger ses origines, sans mettre le costume (au sens théâtral du terme) de son moi culturel. C’est pourquoi cette mémorable journée est comparée à « une espèce d’annonciation. Jour frontière, oui, qui contient dans son centre la matière même d’aujourd’hui »

C’est donc un récit qui fait le tour des choses dans les deux sens du terme : c’est d’abord un bilan dressé à froid des événements traumatisants qui ont résulté de la journée du 5 juin 67. D’autre part, le récit effectue un tour complet ou une véritable révolution : en partant d’aujourd’hui, il plonge dans le passé avant de revenir au présent. Nous avons affaire à une autobiographie circulaire où le présent est un exercice de méditation sur le passé pour mieux le surmonter et en guérir.

Ne nous y trompons pas toutefois, car le récit de vie chez Colette Fellous est souvent enrobé de fantasmes et la fiction y vient prêter main-forte à la vérité. Dans ce sens, l’auteure privilégie la vérité de l’être profond aux dépens de la réalité objective ; elle opte pour la fiction comme mode de révélation du passé. A cet effet, évoquant sa trilogie autobiographique, Avenue de France, Aujourd’hui et Plein été, elle déclare :

J’avais envie justement qu’ils ne soient ni des romans, ni des livres purement autobiographiques. Je les voyais et les vois toujours comme des promenades filmées dans mon histoire, dans ce que j’ai gardé de ce que j’ai vu, rêvé ou inventé. Je ne fais pas de différence entre ces trois façons dont le réel vient, s’adresse et demeure en nous. Seul importe le langage avec lequel on va pouvoir donner une forme à cet ensemble.

N’est-ce pas ce qu’on appelle purement et simplement autofiction et ce que nous-mêmes, dans une étude sur l’autobiographie judéo-tunisienne, avons qualifié d’autobiographie oblique (« Autobiographie oblique et décentrement identitaire ») où l’impuissance à saisir le noyau identitaire apparaît à travers cette démarche tâtonnante qui capte au passage des souvenirs réels auxquels se mêlent des images fantasmées. L’effort de construire une autobiographie devient fatalement et involontairement un acte d’autofiction.

D’un autre côté, accordant la priorité au langage, Fellous privilégie la création romanesque sur l’impératif de vérité. Son périple mémoriel, qui en quête de son passé dans le pays natal, adopte une démarche assez originale qu’elle appelle « mémoire aimantée ». Attirée par les lieux de son enfance, elle les revisite et tente d’imaginer ce qui a dû s’y passer pour construire la scène originelle fondatrice de son être profond : la mémoire aimantée est une disposition d’esprit dans laquelle un noyau psychoaffectif cherche à attirer, comme un aimant, une poussière de souvenirs pour construire la scène originelle et fondatrice de la conscience présente. Mais s’y mêlent événements réels et souvenirs fantasmées, données vérifiables et simple suppositions. La scène fondatrice se construit alors à travers un exercice scriptural qui mélange des événements réellement vécus à des souvenirs approximatifs, voire fantasmés.

Ce projet qui mobilise la puissance du langage pour construire la vérité de son être dans un projet autobiographique, d’aucuns l’appellent autographie. Colette Fellous recourt non seulement à la puissance de l’image, mais fait encore appel à la syntaxe narrative et phrastique, dont la complexité épouse sa quête sinueuse et désespérée d’une origine devenue insaisissable à cause de son éclatement. Discontinuité narrative : chaque souvenir recueilli constitue une véritable station mémorielle, un véritable fragment coupé du mouvement général, nourri par un va-et-vient avec le présent ou avec d’autres souvenirs de voyage. Subversion syntaxique : la phrase même de l’écrivaine est un flux qui charrie tout ce qu’il rencontre en cours de route. Sa structure reste ouverte dans l’attente de l’accomplissement, c’est une structure frustrée et frustrante, car elle mime l’inaccomplissement de la quête.

Aujourd’hui est un roman qui fait un clin d’œil au jour d’aujourd’hui, même s’il date d’avant la révolution : dans cette guerre actuelle entre obscurantisme et laïcité, il est impératif de revendiquer notre identité multiple et d’interpeller notre vocation cosmopolite qui a fait la gloire de ce petit pays : puniques, romains, vandales, arabes. Le promeneur change de civilisation tous les cent pas au point d’en avoir le vertige, affirme en substance Albert Memmi dans La Statue de sel. Mais c’est un vertige magique qui nous transporte…jusqu’à la suprême ivresse. Puissions-nous le retrouver !

 



[i] Colette Fellous, Aujourd’hui, Gallimard, 2004.

Ahmed Mahfoudh