LE FANTASTIQUE METAPHYSIQUE DE MOHAMED HARMEL
Mohamed Harmel, Les Rêves perdus de Leyla,Noukouche Arabia, 2016, Prix : 15dt
Si Sculpteur de masques, le premier roman de Harmel, appartient au genre initiatique, Les Rêves perdus de Leyla met en mouvement toute une activité fantasmagorique qui le rattache à l’étrange (version sombre du fantastique) en abordant le réel par le biais de métamorphoses surnaturelles opérées sur le monde naturel. Et de ce fait, si Harmel se révèle être un visionnaire et un halluciné hors-pair, sa rêverie est mise au service d’une spéculation métaphysique sur l’époque et sur l’Homme en général.
Le second roman de Mohamed Harmel est présenté sous la forme d’un journal d'Elyès, stagiaire en architecture, vivant dans un monde gouverné par une étrange machine appelée la Machine Broyeuse de Rêves, tourmenté par les réminiscences du fantôme de Leyla, cousine morte précocement, ayant ainsi perdu tous ses rêves. Cette figure à laquelle il est très lié apparaît sous une forme tantôt sublime (petite fille à figure d’ange) et tantôt monstrueuse (une fille sans visage). Rongé par la culpabilité, le héros médite sur une époque désenchantée, dessaoulé de toutes ces idéologies eschatologiques qui ont plongé le Monde dans le sang et le désespoir. Jusqu’au moment où le héros ne pouvant plus se soustraire à l’appel de Leyla, prend le bus fantôme avec des silhouettes fantomatiques vers la Contrée du Néant.
Ce genre de conte se révèle inclassable : mélange de fantasmagorie, de méditations métaphysiques et de satire sévère de la société. Car l’auteur en est venu à la littérature par la conjonction de trois héritages : sa formation d’architecte d’abord lui a donné le sens de l’espace qu’il scrute, organise et transpose en vision du monde, allant jusqu’à faire de son histoire la projection de l’espace sur le temps. A ce titre, son récit commence par un jogging devenant errance, qui lui fait découvrir à travers des hallucinations les arcanes de son malaise ; il se termine par – ou se résout dans - un voyage vers la Cité du Néant. Le message, à caractère spatial, prend la forme des déplacements du personnage : de la culpabilité envers Leyla dont l’image est obsédante, à l’angoisse de la découverte d’une époque sans rêve et à la décision d’assumer le néant de l’époque.
La seconde filiation est philosophique : Harmel s’est épris de philosophie à travers la découverte de Nietzsche. Ce philosophe empreint son univers romanesque de nihilisme sombre, voire pessimiste. Les idéologies nationalistes, socialistes et religieuses n’ont pas survécu aux apocalypses de l’Histoire depuis la purge stalinienne jusqu’au terrorisme islamiste en passant par les 60 millions de morts de la Drôle de Guerre. L’auteur décrit les lendemains d’un monde ivre d’idéologies puis dessaoulé, dont la gueule de bois est signifiée par la machine broyeuse de rêve qui nous prépare au voyage vers la Contrée du Néant. Mais Nietzsche ne pense pas que l’homme débarrassé des idéologies, ayant recouvré sa lucidité, soit malheureux : c’est la vie dans toute sa transparence, son magnifique désordre et sa netteté qui lui est offerte et il faut imaginer Sisyphe heureux, comme l’affirme Camus. Harmel, au moment de quitter ce Monde régi par les idoles, découvre un autre, à l’état brut :
Et tandis que je m’en allais de ce monde, et que les choses s’éclipsaient de ma vue, je fermai les yeux et je sentis sur mes lèvres la chaleur d’un doux baiser brûlant, et à mes oreilles, me parvint le bruit du clapotis des vagues, qui se brisaient sur quelques grèves. J’entendis une succession de douces explosions ressemblant à des bruits de plongeons dans l’eau joyeusement, et il me sembla que les dauphins exécutaient joyeusement leurs cabrioles au cœur de l’océan. Je fus inondé d’un amas de couleurs aux teintes chaudes : du pourpre, de l’orangé, du jaune… (Fin du roman)
Enfin, la troisième filiation est littéraire : Harmel se situe dans le prolongement de Stephen King qui soutient que le monde avait changé, sans dire pourquoi. Et Harmel d’expliciter l’opinion de l’auteur du fantastique : « Mais on avait l’impression qu’un équilibre avait soudain été rompu, et que les choses couraient vers un état de dégradation et de désolation qui allait en empirant. ». King avait transposé son décadentisme à travers un univers décomposé, où triomphe la mort ; sur les traces de son maître du fantastique, le jeune Harmel ne s’appuie pas seulement sur sa vision décadentiste qui réfute le progrès, il lui emprunte encore tout son univers fantasmagorique, à base d’hallucinations, peuplé de fantômes, de revenants et d’apparitions étranges.
Cependant Harmel personnalise son fantastique en l’ancrant dans son roman personnel (au sens freudien du terme), l’Histoire de son pays et les maux de son époque. En effet, la narrateur-personnage, souffre de culpabilité à l’égard de la cousine Leyla, morte précocement d’une sclérose en plaques. Non qu’il pûtgrand-chose face à la fatalité de sa maladie, mais il semble qu’il n’avait rien fait pour la réconforter…D’où le thème obsessionnel de ses cauchemars et de ses hallucinations : Leyla enlevé par le monstre devant le personnage transformé en spectateur impuissant. D’autre part, le héros transpose sa situation d’architecte raté sur celle du pays qui avait manqué sa révolution, puisque ce mouvement populaire rempli de promesses n’avait amené que la victoire des barbus, propulsés à l’avant-scène de l’Histoire, ce qui lui permet, fort légitimement, de poser la Révolution comme une nouvelle forme de servitude : « Allait-on voter oui pour la charia ? Le peuple irait-il jusqu’à désirer la servitude volontaire ? Plus rien ne m’étonne, répond-il. La Machine broyeuse de rêves était en marche (…) Qu’elle s’appuyât sur un Etat policier, militaire ou religieux, au fond c’était pareil. La machine avait besoin de la peur des gens pour se nourrir, plus il y avait de peur et mieux le mécanisme de l’aspiration des rêves fonctionnait. ».
Ces ratages à l’encontre de l’Histoire ont marqué tout le monde arabe qui a bel et bien raté le train de l’Histoire, le bus vers la Contrée du Néant devenant à l’occasion métaphore de ce voyage historique. C’est ainsi que Mahmoud Darwiche - qu’il cite en exergue du chapitre IV intitulé la Contrée du Néant – use de la même métaphore pour décrire le malaise de son peuple face à l’Histoire:
Le conducteur nerveux dit : nous approchons de la dernière station, / préparez-vous à descendre, / Mais ils crient : nous voulons l’après-dernière station/Roule !/ Quant à moi je dis : /fais-moi descendre ici, / Je suis comme eux, /Rien ne me plaît, / Mais je suis las de voyager (poème, Rien ne me plaît)
Enfin, ce désenchantement national et panarabe concerne toute l’époque qui n’a plus la capacité de rêver puisque tous les discours eschatologiques avaient failli à leurs promesses, que toutes les transcendances individuelles (amour, mythes personnels…), avaient montré leurs limite et que tous les rêves collectifs (idéologies nationalistes ou socialistes, religion…) avaient montré leur face hideuse et leurs mains tâchées de sang. C’est le Crépuscule des idoles –encore une référence à Nietzsche : un monde dans son immanence aveuglante et son animalité grouillante ; les rêves inassouvis ont transformé l’Homme en Monstre avide de sang.
Ce roman se laisse lire avec beaucoup de plaisir, tant le fantastique se mêle à la réflexion métaphysique et ce, dans un style épuré et néanmoins lyrique, tantôt tourné vers l’écriture onirique, tantôt vers la méditation amère.
Mohamed Harmel est le petit-fils et l’homonyme de l’un des fondateurs du PCT (Parti Communiste Tunisien) : on retrouve l’héritage du grand-père à travers cette critique du système capitaliste, une véritable machine à tuer les rêves pour renaître à la société de spectacle et de consommation. Car le narrateur désabusé se réfugie souvent dans un bar où la bière coule à flots et où la télé diffuse des matchs de foot à longueur de journée.