L’homme en procès
Samir Makhlouf : L’homme de Gayeh, Contraste Editions 2017, 246 pages
Dès la couverture, le roman se revendique du genre de science-fiction. Bien sûr, nous trouvons là tous les ingrédients du genre : un développement scientifique, si performant, si vertigineux qu’il autorise toutes les expériences extraordinaires et non moins extraterrestres ; une bonne dose d’étrangeté qui rompt avec notre quotidienneté ; et un imaginaire débridé, inventif qui brise toutes les limites et nous met en face d’un monde où l’impossible n’existe pas. C’est pourquoi le genre de science-fiction entretient avec la bande dessinée ou le cinéma d’animation une parenté intime fondée sur deux principes au moins : D’un côté, les personnages, si sérieux soient-ils dans leurs projets, se drapent d’un comportement teintée d’automatisme, d’où le ridicule qui menace de les pénaliser. De l’autre, une action dont le moteur central est l’antagonisme ou la manipulation de l’autre qu’on cherche à dominer, à asservir ou à neutraliser. Et cela au nom d’un paradigme récurrent et inflexible : la volonté de puissance. D’où le principe de manichéisme qui nourrit le genre.
Mais le roman de Samir Makhlouf ne respecte pas à la lettre toutes ces règles. Le manichéisme est évacué. Le rapport à l’autre n’est guère conflictuel. De même, la narration ne suit pas une structure linéaire, si bien que l’aventure se dilate au cœur d’un florilège de considérations scientifiques, anthropologiques ou artistiques. La preuve que le projet de l’auteur ne se limite pas à proposer les péripéties d’une aventure interplanétaire. Il s’applique aussi à inviter le lecteur à réfléchir sur les mécanismes qui régissent l’évolution de l’humanité. Il s’agit donc d’un roman-essai où le récit est continuellement structuré par le programme d’une thèse, appelée « La Théorie des Univers Simultanés ». Celle-ci, sans enlever au récit son côté merveilleux et captivant, peut l’éclairer, surtout si le lecteur prend la peine de suivre les méandres d’une subtile démonstration de cette thèse qui lui est proposée, à la fin du roman, en guise de post-face.
A l’instar de la tradition romanesque des 17ème et 18ème siècles européens, l’évocation d’une autre civilisation est dictée toujours par le besoin d’ériger devant nous un miroir où se profilent les traits d’une civilisation modèle, largement plus développée que la nôtre, tantôt par son grand essor technologique, tantôt, par un attachement ferme aux valeurs d’une harmonieuse vie sociale. Dans ce sens, l’homme de Gayeh est un texte diptyque : la Terre face à la planète Gayeh. D’un côté, la pesanteur de l’Histoire et sa douloureuse dialectique. De l’autre, une civilisation, affranchie déjà de ce poids et tournée vers une ère nouvelle où les différences, les contradictions, les antagonismes sont résorbés. Et pour cause : la planète Gayeh a atteint déjà l’ère de la post-connaissance et le temps post-cognitif. Cela signifie qu’on n’a pas besoin d’éducation, pas besoin non plus d’avoir une spécialité précise pour travailler, pas besoin même de parler. Le savoir est là pour tout le monde et frôlerait quasiment la science infuse. Le travail, réparti au gré de la disponibilité de chacun, est régi par le SSI (Service Social Implicite). On n’a pas besoin des mots pour se parler, avec de surcroit, la capacité de maitriser plusieurs idiomes (p66). On n’a plus besoin des hydrocarbures comme source d’énergie. On baigne donc dans une atmosphère proche du souffle de la musique, car ici « La musicalité [est] venue prendre la place du raisonnement ». Là, on ne marche pas, on vole. On ne prend pas des moyens de transport. On se déplace par le seul pouvoir « des forces mimétiques »(69). Il apparait évident donc que sur la planète Gayeh, la nouvelle civilisation n’est autre qu’un monde transformé en une dimension virtuelle où la réalité matérielle, sans s’évanouir totalement, puisque les facultés sensorielles demeurent toujours vives, se drape d’une aura technologique translucide, là où « vouloir, c’est faire », par le truchement d’un système appelé AM (Assistant métabolique) qui permet de connecter les consciences.
Voilà, en perspective, une mutation possible de l’humanité, au gré d’une foi dans la pensée évolutionniste du vivant. En tout cas, il apparait évident que le tableau paradisiaque que le récit nous donne de Gayeh est une projection rêvée, désirée de l’avenir de la terre, quand elle aura dépassé les maux dans lesquels elle se débat encore :
« J’enviais les Gayens qui avaient franchi la dure étape de l’humanité faite de batailles, de luttes fratricides, de travail laborieux pour avancer toujours vers un peu plus d’autonomie, (…). A cet instant, j’aurais aimé revenir sur terre, crier à ses hommes que l’exploitation, la domination, l’arrogance, ne sont pas des fatalités génétiques (…). J’aurais aimé leur dire qu’il y a un avenir possible meilleur pour toute l’humanité qu’il ne tient qu’à un peu de sagesse, d’intelligence et d’amour » (PP123-124)
Dans ce roman par anticipation, l’action se déroule en 2072. A cette date, les humains ont atteint un seuil de développement scientifique et politique très avancé. Le réseau informatique est performant dans les secteurs clefs, la communication, les finances ou la sécurité. Même le système politique a connu une radicale transformation. Plus de frontières entre les Etats. Plus de nationalismes ou de replis identitaires. La terre a réalisé son unité. Désormais, il y a un seul pays : Les Etats-Unis Démocratiques. Alors, peut-être que Terre est arrivée « au dernier stade de l’histoire dialectique de l’humanité » (p31) et qu’elle serait en mesure de franchir le seuil vers la civilisation post-connaissance, à l’instar de Gayeh. C’est du moins ce que pensent les Gayens.
Alors, comment les humains, encore embourbés, enlisés dans l’ère de la connaissance et des rivalités vont-ils franchir le pas et faire le grand saut vers cette civilisation virtuelle ? C’est là où se tisse le nœud de l’instigue romanesque.
Reste à savoir si cette perspective est l’émanation d’une puissance extérieure dont l’exécution est confiée à des agents venus de la planète Gayeh. Ou si elle est, au contraire, l’expression de la volonté de quelques humains, dotés d’une intuition inventive et prospectiviste.
C’est autour de ces hypothèses que se construisent la matière et le matériau de ce roman. La matière s’articule autour d’un procès. Le matériau, c’est langage où le registre scientifique épouse une langue poétique.
Le nommé Stevo Najevic, un simple contrôleur des drones postaux à Trieste, est accusé d’avoir piraté les systèmes informatiques de la planète. Ce qui a pour conséquence d’avoir planté la circulation des échanges boursiers et financiers et va sérieusement effondrer l’ordre capitaliste et sécuritaire. Stevo sera jugé par le tribunal de la haute cour suprême dont le siège est aux îles Kerkennah. Le plus troublant dans ce procès est qu’aucun mobile ne semble justifier une telle infraction ou crime cyber terroriste. A moins que Stevo soit un cas pathologique. Plus troublant encore ! Qu’est-ce qui a poussé Stevo, après avoir commis son forfait, à parcourir la planète pour rencontrer quelques personnes à qui il a avoué le secret de son forfait ? Ces personnes rencontrées seront les principaux témoins que le tribunal convoquera. Ce qui laisserait supposer que l’accusé a monté de toutes pièces la tenue de son propre procès.
Comme dans certains romans de Perec, 53 jours, Cabinet d’amateur ou la nouvelle Le voyage d’Hiver, le récit épouse une forme en spirale, une construction ludique où le serpent se mord la queue, où tout se tient à un fil ténu qu’il suffit de remuer, même légèrement, pour que tout l’édifice cède, s’effondre tel un château de sable.
Alors, il y a peut-être une autre raison, une autre explication à ce mystère. Stevo, l’accusé, ne serait peut-être que la victime d’une habile et ingénieuse manipulation. Et là, le récit nous embarque dans une étrange aventure : Mayali, une gayenne, a déjà pisté et repéré Stevo. Par un étrange phénomène de permutation, Stevo s’incarne dans le corps de la belle Mayali, avant d’être propulsé dans l’espace afin d’effectuer un bref séjour sur la planète Gayeh. En contre partie, Mayali va occuper le corps de Stevo et entreprendre sa mission sur terre : saboter le système informatique de la Terre, avant d’effectuer le périple planétaire pour rencontrer les futurs témoins du procès : Brakk (à Saint-Pétersbourg) les jumelles Nina Valesquez et Manuela Marimbad (en Amérique latine) et boucle son voyage au Mali, à Tombouctou pour rencontrer Saly Touré.
En raison de ces voyages croisés, symétriques, le roman ne suit pas une narration linéaire, mais se construit autour d’un schéma intermittent, télescopique, comme dans un jeu d’emboitements. C’est ainsi que nous découvrons la planète Gayeh à travers le récit de Stevo, tout en poursuivant le périple de Mayali sur terre à travers ses déplacements entre différents coins de la Terre.
Il se dégage de ce récit riche et foisonnant plusieurs réflexions sur notre modernité.
D’abord, la permutation entre Mayali et Stevo (entre un homme et une femme) renvoie bien sûr au mythe platonicien d’Androgyne. La fusion entre les deux sexes, même si elle ne dure que le temps d’un voyage, rappelle le désir des origines et l’état de béatitude que cette fusio procure Aussi est-ce pour cette raison que, par ricochet, le roman s’interroge sur le pouvoir du désir et de l’amour que les deux jumelles incarnent à un haut degré. En effet, Nina, c’est le désir (une promesse impossible) alors que Manuela, c’est l’amour (le désordre et la perdition programmés) : « A la différence du désir, l’amour n’est pas une promesse. Il ne promet pas, il n’est pas un projet. Il est le jet. Il permet. Il commet, il soumet, il transmet, il émet, il démet, il compromet, il met. Il est le mettre ; l’architecte sans projet du maintenant, maintenant l’a-mesure de l’infini » (P169).
Ensuite, nous pouvons dire que la matrice du roman est incontestablement le motif du procès. Ce thème n’est pas seulement romanesque. Il est surtout ontologique. Stevo comparait devant ses juges, mais il reste tout le long des séances de tribunal, une figure écartée du spectacle de la justice. On en parle, mais sans qu’il soit exhibé comme la pièce maitresse du procès. Au point que sa silhouette se confine dans une présence abstraite, une valeur morale, peut-être même une catégorie de la pensée. Il est l’homme en procès, l’humain face à la justice, l’allégorie de la liberté en suspens (p180).
* * *
Mais voilà que dans la deuxième partie du roman, toute la construction du procès et ses implications interplanétaires sera battue en brèche, démaquillée dépouillée de son aura magique et merveilleuse. On apprend alors que tout le procès n’est qu’une manipulation, une machination, une subtile manœuvre où les protagonistes jouent leur rôle (sauf peut-être l’avocat et le procureur), une machination destinée à faire accepter par l’opinion publique le passage à l’ère de la post-connaissance.
Mais qu’importent les raisons de ce procès. L’essentiel est de montrer que le roman a ce pouvoir de faire le monde et de le défaire, de construire et de déconstruire l’édifice de l’imaginaire par le seul pouvoir du langage. Dans le but non seulement d’introduire le rire libérateur, l’ironie qui nous délivre de nos illusions, mais surtout de passer d’un registre sérieux, grave, au registre de la comédie bouffonne, en exercice ludique, car comme dans le cinéma de Fellini, auquel l’auteur fait allusion (p156), le comportement sérieux des personnages est souvent enveloppé, perverti par l’irruption des pantins, des guignols, on le voit à la fin du procès. Construire, déconstruire, sans aucune visée dialectique, par la seule magie du verbe :
« Voici la zone d’une érosion où le récit touche les câbles qui le portent comme un effritement du sens des mots jusqu’aux alphabets qui les composent, jusqu’aux platines mnésiques, jusqu’aux engrenages des concepts d’où s’amorcent l’embrayage des intentions » (P158).
L’homme de Gayeh est un roman remarquable, parce qu’il est écrit par la plume d’un poète et traversé par la vision d’un philosophe artiste.
Kamel Ben Ouanès