En attendant zéro heure (Fi Intidhar Essaa Sifer) d’Abdelhamid Erraï, Sud Editions, Tunis 2013, 250 pages. ISBN : 978-9938-01-063-3

 

Issaoui Dajaj est ambassadeur de Tunisie à Moscou. En cet après-midi du 31 décembre 1999, son Excellence s’apprête à célébrer l’avènement du troisième millénaire. Par cette journée glaciale, personne n’était à côté de lui. Tout le monde, aussi bien le personnel de l’ambassade que sa famille, est parti pour les vacances de fin d’année.

 

Mais la solitude est souvent mauvaise compagne. Elle conduit, soit à commettre de grosses bêtises. Soit, pire encore, à se regarder en face et à se juger sans complaisance. C’est à cette seconde tentation qu’à cédée Monsieur l’ambassadeur. Alors, il fait le bilan de sa vie et déballe, comme malgré lui, les étapes de son ascension, depuis son insignifiante enfance dans son obscure bourg natif, jusqu’à sa désignation comme éminent diplomate, digne de représenter sa chère patrie et son chef, « le combattant suprême », dans la capitale de l’empire soviétique.

Cette immersion dans les dédales de la mémoire n’est pas exempte de malaise, de frustration et non moins de sentiment de lâcheté ou de honte d’avoir encaissé une bonne dose d’asservissement. Mais ce sentiment est vite réprimé, car Issaoui n’a-t-il pas toujours agi par patriotisme et fidélité indéfectible au Guide de la nation ? Après tout, récompense méritée ! Il est maintenant un haut cadre de la nation. Il est l’ambassadeur de son pays à Moscou.

Comment est-il arrivé à ce poste ? La voie qu’il a empruntée n’est ni singulière, ni choquante. Au gré d’un complexe concours de circonstances, Issaoui passe de sa vocation de simple aviculteur au poste qu’il occupe maintenant. D’ailleurs, il ne manque pas d’atouts. Il est le descendant du saint patron de la localité, qui lui permet ainsi de bénéficier d’une aura quasi sacrée, le hisse avec sa famille au rang de l’aristocratie locale. Il est aussi le neveu d’un jeune martyr de la résistance contre l’occupant français, terrassé par une balle perdue au moment où il quittait son lycée. Cette double filiation noble et patriotique le dispose à attirer l’attention d’un puissant notable du village, si Mokhtar Ajjaj, un vieux militant destourien et membre du cercle rapproché du Président Bourguiba. Mokhtar Ajjaj fait du jeune Issaoui son protégé et l’époux de sa nièce. Ainsi, par parenté, par alliance et par un tempérament docile et obéissant, Issaoui est appelé à grimper les échelons et accéder aux hautes responsabilités dans l’administration et la diplomatie.

Le roman d’Abdelhamid Erraï se propose de composer le portrait de son personnage principal et de sa généalogie familiale et professionnelle.. Cependant, au fil des pages, on se rend compte qu’Issaoui n’est qu’un portrait parmi d’autres. Le récit happe dans sa trajectoire toutes les figures ou les silhouettes que croise Issaoui. Mieux encore, la narration s’applique à en cerner les traits et en reconstituer le destin. A la manière d’un roman à tiroirs, très proche dans sa configuration de Mille et une nuit, En attendant zéro heure se présente comme une galerie de portraits, de véritables récits dans le récit s’articulant autour du destin des femmes et des hommes marqués par les secousses et les ébranlements de l’Histoire, proche et lointaine.

Incrustés dans un défilement des contes, les personnages sont pris, de gré ou de force, dans les filets de la confession. Ils déplient alors les épisodes de leur vie. Leur parole, directe ou prise en charge par le narrateur, reconstitue le tableau, souvent dysphorique et incommode, d’une époque, d’une génération ou d’une catégorie sociale. On retiendra là des figures particulièrement attachantes, parce qu’elles soulignent l’échec des idéologies et démasquent la folie ou le ridicule des guides et des ténors de la politique. On pense à l’histoire de Leïla, piégée par son statut de jeune veuve à vivoter parmi les membres de la communauté tunisienne à Lille, à celle d’Olga, l’étudiante russe réduite à travailler comme domestique à l’ambassade de Tunisie à Moscou, à Hamdane El Anbri, ancien ambassadeur d’Irak à Moscou devenu patron d’un bistrot, ou encore à Tatyana, la fille d’un ancien dirigeant soviétique déchu et son professeur, l’orientaliste Alexandre Ossatchok, chassé de l’université et condamné à faire office d’accordéoniste, pour pouvoir survivre.

Face à cette galerie de portraits, aucun jugement n’est avancé, car l’écriture d’Abdelhamid Erraï demeure distante, souvent neutre, soucieuse de rattacher les traits du personnage à son environnement social et historique. Aussi est-ce pour cette raison que Issaoui Dajaj ne peut assumer sa confession ou son introspection jusqu’au bout. Ce serait pénible pour lui de se regarder dans le miroir de sa conscience et encore moins d’observer autour de lui les signes du déclin de son époque. C’est donc au narrateur de prendre le relais, chaque fois qu’Issaoui cède à la moisissure de la lâcheté et au besoin de regarder la réalité sous le voile du mensonge et de l’illusion.

En attendant minuit et la naissance du nouveau millénaire, on voit défiler dans la vie de Issaoui de menus événements personnels, des figures singulières et atypiques, des silhouettes confinées dans des solitudes glacées, des déracinés volontaires, des militants nourris par un étrange élan suicidaire et des ambitieux aveuglés par des miroitements vils et ridicules. Tous ces destins que croise Issaoui, sa vie durant, sont happés par la trajectoire absurde d’une Histoire collective qui aboutit souvent à un cuisant échec, à des tragiques volte-face, voire à une débandade des polichinelles. Si bien que la vie de son Excellence Monsieur l’Ambassadeur devient une sorte de miroir où s’impriment les contrastes et les dissonances d’un monde marqué d’un chapelet de déboires, de déconvenues et de demi-échecs. Cela signifie que le portrait d’un homme, en l’occurrence Issaoui, se mue en un exubérant et incisif tableau de notre époque. Qu’on soit à Moscou, du temps du communisme ; à Tunis, sous le règne de Bourguiba, puis de Ben Ali ; ou encore à Lille, à l’ère où fleurit l’envers d’une dévorante démocratie bourgeoise, le rêve de grandeur accouche d’un amer goût de désenchantement.

Kamel Ben Ouanès