Rompus et corrompus ou Scènes d'un pays désarticulé
Azza Filali ; Ouatann, Editions Elyzad, Tunis 2012, 390 pages.
ISBN : 978-9973-58-045-0
Dans l'œuvre romanesque de Azza Filali, il y a d'abord des récits qui forment un cycle homogène : Monsieur L, Chronique d'un décalage ou L'heure du cru se caractérisent par une écriture dépouillée, un récit sobre et des personnages dessinés presque sans aucune épaisseur psychologique, comme des entités abstraites, tant ils sont gagnés par une forme d'inhibition paralysante et un mal de vivre irréductible.
Dans le nouvel opus Ouatann, Azza Filali a opté pour une approche moins intimiste et tournée vers le social et l'historique. Là, la narration ne se contente pas de témoigner d'une réalité historique donnée, mais s'applique aussi à expliquer ce réel, à décoder les motivations souterraines ou inavouées des acteurs qui le traversent. Résultat : le récit élargit son champ d'investigation. Le cadre spatio-temporel franchit de larges frontières pour cerner la Tunisie d'hier, comme celle d'aujourd'hui, avant d’englober quasiment l'ensemble du pays, voire bien au-delà. En d'autres termes, l’approche de l'écrivain passe ainsi d'une micro vision à un macro tableau, parce que le contexte historique exige qu’on ne focalise pas son attention sur la conduite entomologique d'un ou de deux personnages. On doit cerner aussi le réel et la complexité des relations qui se tissent entre les membres de la communauté.
C'est donc le statut même du personnage qui a connu un changement radical : autant dans les textes précédents, le personnage était réduit à se démener dans un espace clos ou intime où le monologue intérieur et la démarche introspective s'érigent en rempart le séparant des autres, autant dans ce dernier roman, le personnage se trouve d'emblée, et comme malgré lui, aux prises avec les autres. Il ne peut échapper à l'épreuve de se frotter à leurs problèmes ou à leurs agissements. Dans ce sens, le personnage devient l’élément d'un puzzle ou d'une chaîne dont le moindre geste ou l'insignifiante posture aura un impact sur l'ensemble du corps social. Si cette loi d'interaction est au cœur du roman Ouatann, c’est parce que le projet d’Azza Filali a l'ambition de composer une radioscopie de la société tunisienne au gré d'un laborieux décryptage des lois qui régissent les rapports entre les protagonistes. Ces derniers, comme nous pouvons le deviner, se définissent autant par leurs classes sociales que par leur conduite morale respective. Il y a donc les riches et les pauvres, les citadins et les villageois, les ambitieux voraces et les âmes flegmatiques et ternes. Bref, la société y est régie par la fameuse loi de « l'alchimie des contraires ».
Ouatann est un roman qui met en scène les deux catégories de citoyens : les corrompus et les rompus. Ceux qui agissent pour satisfaire leur insatiable convoitise et ceux qui, désabusés à force de désillusions, traînent en sourdine un état de désenchantement. Aussi est-ce pour cette raison que dans l'univers d’A. Filali, cette dichotomie ne donne lieu à aucun antagonisme ou affrontement. Les deux catégories se côtoient, se croisent, cultivent des suspicions réciproques, mais ne cèdent nullement à une quelconque velléité de réaction violente, comme si la catégorisation sociale était une répartition naturelle des rôles. Cette configuration constitue le paradigme adopté par l'auteur afin de définir les traits de la société tunisienne à la veille de la révolution de 14 janvier 2011.
Dans ce cas, Ouatann dresse le bilan d'un pays voué à la faillite et à l'implosion. Mais ce n'est pas en termes économiques ou politiques que l'auteur a élaboré son projet. Sa démarche a consisté à débusquer les gestes et les conduites qui altèrent les rapports entre les membres de la société. Autrement dit, dans cet univers, il n'y a pas d'un côté les bourreaux et de l'autre les victimes, car point de trace d'antagonisme entre eux, point de manichéisme. Dans ce pays, les uns convoitent avec un naturel troublant tout ce qui s'offre à leur regard, les autres se réfugient dans une attitude de renoncement ou encore de partance. Les uns détruisent, les autres ne construisent rien, si bien qu'on finit par se demander si la société n’est pas en train de cheminer vers son propre suicide, tant les liens entre ses membres se désarticulent, se désagrègent, voire se pulvérisent.
Face à un tel constat, impossible de se dérober à la grave question : qu'est-ce que la Patrie alors? La réponse n'est pas facile. Et la première difficulté loge dans le langage. Azza Filali, l'écrivain francophone, ne pouvait franchir un certain seuil linguistique. Le vocable « Patrie » est incapable de traduire son équivalent en arabe. Dans ce cas, le passage d'une langue à une autre est inopérant, car la charge connotative du terme arabe « Ouatann » ne souffre aucune traduction. L'écrivaine a beau habiter solidement l'aire francophone, elle ne peut trouver une brèche sur cette ligne médiane entre les idiomes. « El Ouatann » n'as pas d'équivalent en dehors du contexte local, parce que les conditions historiques et identitaires « d'ici et maintenant » empêchent de se glisser librement d'une langue à une autre, faute de quoi, le sens du roman serait gravement altéré.
Le vocable « Ouatann » nourrit l'action romanesque, autant qu'il balise le champ de son investigation. Mais quelle est la valeur intellectuelle de ce titre ? Le roman se garde de s'enfermer dans une signification univoque. Deux hypothèses sont implicitement esquissées dans le roman. D'un côté, Ouatann renvoie à une vérité absolue et universelle, donc une vérité supérieure, préétablie et placée dans un monde de transcendance presque platonicienne. De l'autre, Ouatann a une résonance hégélienne : il se profile comme un précieux idéal qui sera réalisé au terme d'une longue trajectoire historique et grâce à l'humanité qui progresse vers sa perfection. Mais qu'on lève les yeux vers le ciel ou qu’on scrute fébrilement l'horizon lointain, dans les deux cas on est habité par la même conscience critique : El Ouatann est une entité encore nébuleuse, vacillante, incertaine. C’est son absence, son manque ou peut-être tout simplement sa dégénérescence qui donne sa raison d’être à ce roman ambitieux et fermement engagé à contribuer à son éclosion.
Kamel Ben Ouanès