Enfances Tunisiennes, Textes inédits recueillis par Sophie Bessis et Leïla Sebbar, Editions elyzad, Tunis 2011, 240 Pages. ISBN : 978- 9973-58-032-0

Dans ce recueil de textes, l'enfance apparaît comme le foyer de toutes les passions où nichent le baiser maternel, les gestes tendres et les promesses d'un destin radieux

Mais une telle vision, parfaitement idyllique et sans nuance, est vouée à un cuisant désenchantement, puisqu'elle est dictée par «un mensonge romantique». Car l'enfance est le lieu d'expériences, à la fois heureuses et douloureuses, douces et violentes, paradisiaques et déstabilisantes. Et c'est autour de cette ambivalence que se cristallisent le mieux les souvenirs d'enfance. Il y a là l'équivalent d'une alchimie cérébrale qui doit se nourrir d'émotions opposées pour pouvoir sécréter sa matière.

 

Dans Enfances tunisiennes, le retour aux premières années de la vie a épousé la forme d'un décryptage de cette émotion binaire. Souffrir et jouir apparaissent ainsi comme les deux versants d'une même entité. Que l'écrivain, devenu adulte, évoque ce lointain passé avec une tendre nostalgie ou au contraire avec une fébrilité angoissante, sa mémoire n'en demeure pas moins saisie par des sentiments nuancés où les images du bonheur ne gomment jamais les ressentiments éprouvés. De même, les blessures d'hier apparaissent comme la propédeutique nécessaire à la formation de sa personnalité d'aujourd'hui. Et c'est au gré de ce programme narratif au double versant que se compose le matériau de l'ouvrage collectif Enfances tunisiennes, un opus particulièrement bouillonnant où se croisent pas moins de vingt signatures appartenant à des générations différentes, à des sphères culturelles, linguistiques et confessionnelles diverses, mais qui partagent un bien commun : l'ancrage de l'enfance de chacun d’eux dans des couleurs tunisiennes.

Des années quarante à l'orée de la fin du vingtième siècle, le défilement des souvenirs d'enfance n'a pas seulement pour effet de composer un éloquent tableau de l'Histoire plurielle de la Tunisie, comme on pourrait s'y attendre, où sont chantées les valeurs de tolérance, de métissage culturel ou d'homogénéité entre les races ou les religions. Le but, nous semble-t-il, est de dépoussiérer la mémoire collective, d'en déchirer le voile amnésique et d'accéder à la fraîcheur des témoignages de première main. Le résultat est épatant: la mémoire n'est pas le produit d'une spéculation théorique, mais porte la trace même des acteurs.

Les vingt auteurs sollicités ont été amenés à revisiter cette période balbutiante de leur vie, nullement d'une façon uniforme, mais selon un dispositif particulier à chacun: on évoque un événement, on se rappelle une figure qu'on a croisée, on se remémore l'agitation juvénile dans le dortoir du collège, on joue l'historiographe de l'artiste peintre ou de l'écrivain qu'on sera devenu, ou encore on s'insurge contre l'absence de la figure du père ou de la vacuité de la place de la mère, sous l'effet d'une méchante maladie ou suite à une erreur de jeunesse. Chaque fois, l'enfance constitue le repère nécessaire à un examen de la trajectoire d'une vie ou d'un destin. Dans ce sens, chaque auteur s'est appliqué à choisir ou sélectionner un événement qui l'a particulièrement marqué: Hélé Béji évoque une bagarre de gosses dont elle était victime dans la cour de son école primaire à Bad Godesberg, en Allemagne; Tahar Bekri énumère ses pérégrinations entre plusieurs villes tunisiennes ponctuées par un événement majeur, à savoir le décès de la mère; Azza Filali revient sur sa maladie d'enfance qui l'a contrainte à garder le lit pendant plusieurs semaines; Ali Béchir qui, après avoir reconstruit des bribes d'une enfance joyeuse à Sousse, constate à son détriment que tout cela a définitivement disparu; Abdelaziz Kacem décrit son village natal au Sahel aux prises avec les troubles occasionnés par la deuxième guerre mondiale, etc.

Chaque auteur a son doute son univers propre. Mais, au-delà de ces nuances particulières, il y a des affinités partagées : si l'enfance marque profondément tout destin, c'est surtout parce qu'elle coïncide, dans toutes ces expériences, avec un moment de rupture ou de passage d'une conscience infuse à une autre troublée par la présence déstabilisante de l'autre. La preuve que l'écriture n'a nullement pour vocation de chanter une quelconque douceur nostalgique, mais vise à disserter sur cette fameuse altérité foncière du moi et à « réparer », par conséquent, le douloureux mal de son émergence, selon le classique paradigme rousseauiste,

Enfances tunisiennes sont certes un hommage à la Tunisie et à sa riche diversité. Mais la matrice de l'ensemble du recueil vise un autre objectif : le désir de transformer les couleurs ou les saveurs d'un pays en un paysage intérieur.

 

Kamel Ben Ouanès