Chants de la soif de l’être aimé
Monia Boulila, Ailes et frissons Au fond du miroir, (poésie), L’Or du temps, Tunis, 2010.
Ce recueil formé de 32 poèmes peut a priori être lu en deux temps : les 25 premiers poèmes forment un ensemble cohérent où se conjuguent le moi de la poétesse et le tu aimé, aimant, proche ou éloigné avec des éléments de la nature alors que les 7 derniers, s’ils maintiennent ce souffle amoureux, se teintent de la couleur de l’engagement poétique.
« Cesserai-je de t’aimer ? », « Aime-moi… », « Comment te cacher ? », « Ma nuit ! », « Loin de toi », « Séparation », « La fête de la femme (A toi mon ami…) », « Qui me rend au poème ? » : rien que de par leurs titres, ces poèmes ancrent le moi féminin (autobiographique ?) dans leur lyrisme poétique et dans sa quête de l’autre (l’être aimé) présent-absent.
Aime-moi, Juste aime-moi… Et je ferai de toi une icône Un chapelet d’hiéroglyphes éternels L’alphabet qui compose l’amour ! (« Aime-moi… », p20) |
Tu es à moi, à moi seule… Et je me libère dans ton étreinte Feuillage émeraude couvrant ton corps Guirlandes de narcisse autour de ton cou. (« Hymne au jour », p. 15) |
Dans ces deux strophes s’opère la magie de l’amour réciproque : l’être aimé est métamorphosé en un idiome ancien et complexe, celui de la passion ; il est changé en un bijou de culte, un collier de « narcisse », un trésor de l’éternité.
Car dans cette sphère de l’adoration, le temps se dissipe et perd sa faculté principale, celle de nous mettre face à l’évidence de notre fin. Avec le temps, se dilue l’espace et cesse la sensation de notre confinement. Oui, il s’agit bien de « nous », car l’effet de la contagion amoureuse est bien assuré dans ce recueil où le lecteur se reconnaît dans le locuteur (je) ou dans l’interlocuteur (tu). Recette magique, la passion amoureuse ressuscite l’être aimé :
Tu excites mon désir de vivre,
Et me donnes un second souffle. (« Hymne au jour », p. 15)
L’effet de la potion est spectaculaire, les amoureux survolent la terre, leurs êtres et même leurs rêves ; ainsi l’« éternité » de l’homme devient son « néant » :
Nous irons à l’horizon en courbe
d’une rive de rêve à l’autre,
Nous arriverons au petit matin,
au soupir du néant (« Un autre rêve », p. 44)
Ce « néant » n’est autre que « rêve », « illusion », « utopie » (p. 26) où l’homme est noyé comme il l’était dans l’antre maternel avant sa venue au monde. Dans cet ailleurs où l’espace et le temps n’ont plus de sens, la nature-femme prend toute sa signification. Se mêlent alors saisons et montagnes, plaines et nuits, jours et neiges, pluies et arbres, mer et vol d’oiseau… ; se mêlent tous ces éléments dans la conscience de l’homme, ils font corps avec ses larmes, ses sourires, sa peine, ses angoisses, sa joie, ses plaisirs, son désir…
L’étendue est immense où le corps baigne et dansent les sens :
Tu ressembles au vent,
qui m’emporte
pour me couvrir de sable fin
puis de feuilles mortes !
Et du coup tu deviens nuage coton
Sur lequel je m’étale.
Ruisselle alors ta pluie
Irrigue mes entrailles,
Féconde, du ciel je tombe
Chute sans écho ! (« Ressemblances », p. 24)
L’allégorie de la femme-terre et même celle de l’homme-terre se trouvent ainsi au centre du recueil où nous entendons des hymnes à la sensualité, au corps-nature, au corps-liquide, aussi bien celui de la femme que celui de l’homme :
Je deviens mer Mes vagues étanchent ta soif, T’offrent leur souffle Leur flux-reflux, la valse des étreintes ! Tu me sillonnes de ton désir… (« Au bout de l’illusion », p. 18) |
Océan tu m’accueilles. Sur tes flots je vogue Puis en toi je me dissous Alors se lève le jour, Eternel est ce jour ! (« Ressemblances », p. 24) |
Femme-mer, homme-océan/ femme-barque, homme-bateau : la symétrie est troublante. Elle rappelle que l’amour et la sexualité sont échange, danse mutuelle, valse des origines et aboutissement de l’être, accomplissement de l’homme, plénitude des sens.
Cependant, si dans ce recueil, l’amour est célébré c’est justement parce qu’il n’est pas toujours accessible. L’amour entravé est présent dans des poèmes comme «Les flots… », « L’aube », « Loin de toi », « Virgule », « Sans début ? », « Rêves fous ! », « Séparation ». Ces poèmes au ton élégiaque pleurent la séparation et chantent la soif de l’être aimé. La course vers l’autre se fait haletante, l’invitation à l’amour se fait pressante. La fusion avec son double, son autre moi est plus que jamais salutaire, ce n’est que par elle que le moi existe et plane :
Rescapée de l’égarement Je fonds dans ton souffle (p. 48) |
Viens ! prolongeons la nuit avec un baiser qui s’oublie ! (p. 49) |
Chacun de ces deux poèmes-distiques (en italique dans le recueil) occupe l’espace d’une page. Les deux pages se suivent dans une symétrie parfaite en figurant par leur typographie particulière le groupement des poèmes de la séparation. Les deux distiques semblent conjurer l’éloignement, ils mobilisent « je » et « tu » dans une ef-fusion rêvée. Leur mise en page est des plus éloquentes : elle mime à la fois l’éloignement, la ressemblance et l’aspiration à une osmose ou une « Harmonie » (p. 29) tant célébrée dans les poèmes précédents.
Bien loin de se limiter au couple, la passion amoureuse aspire à une quête de l’autre humain, quelque soit son sexe ou son origine.
« La fête de la femme
A toi mon ami… » (p. 5) est un hymne à l’amitié homme-femme.
Dans « Le poète est vivant » (« Hommage à Mahmoud Darwich. » p. 61), dans « Les oursins des jours nouveaux » (poème en deux parties qui dénonce la guerre et ses ravages, p.65) et dans « Gaza » (poème de circonstance comme l’indique son titre, p. 69), la poésie se fait engagement, crie à la haine et célèbre les voix de la liberté. Liberté revendiquée mais aussi incorporée dans les poèmes et l’espace textuel. Des battements d’« ailes » accompagnent en sourdine notre lecture de ce recueil, ils explorent en profondeur les poèmes et s’agencent en système d’écho formant une musique enchanteresse nous ouvrant ainsi les voies d’une libération inespérée. Partout dans ces textes, la navigation amoureuse se fait envol, les fluides du désir se métamorphosent en firmament et les navires errants décollent dans un vol fou vers un monde aux contours incertains. Cette poétique de l’envol est déjà perceptible dans le titre où des ailes frissonnent pour concrétiser ce rêve d’émancipation. En même temps, l’oiseau ouvre grands ses yeux pour boire le ciel et, comme du « fond du miroir », naissent sous ses cils d’autres oisillons remplissant la page de leurs glapissements. C’est alors que nous voyons des nuées de colombes sillonner le recueil. Elles se déplacent par groupes de deux (deux grands vols ou un grand et un petit), de trois (un grand et deux petits) ou par multitude. Ces variantes graphiques dispersées dans le recueil marquent très fortement la mémoire visuelle du lecteur dans le sens où elles se gravent en arrière-plan dans notre regard ; elles semblent rendre audibles leurs gazouillements. Ainsi le chant de la vie, de l’espoir, de la fertilité et de la paix est constamment présent même dans les poèmes qui dénoncent la guerre ou pleurent le poète militant. L’élan poétique, cet envol des sens, se concrétise dans le dernier poème du recueil où « de vol en vol
la danse s’emballe (« Qui me rend au poème ? », p.77)
« La danse » est aussi celle du « qalam » (crayon) qui laboure la page pour dire la main de Monia Boulila et par là tout son corps et tout son être :
J’ai apprivoisé l’espace d’une feuille
et depuis en scribe attentive
je déjoue l’alphabet et j’écris mon nom !
(« L’espace d’une feuille… », p. 74)
Ecrire, s’écrire n’est-ce pas exister, n’est-ce pas confirmer sa beauté ?
Elle est par ici, elle est par là
Jasmin sauvage des sentiers perdus
Goutte d’amour survivant au désespoir ! (« Murs », p. 12)
Le moi sujet, le moi féminin s’enracine dans l’ici, dans la terre ancestrale. Femme « sauvage », elle brille par sa blancheur comme une « goutte » de révolte qui nous rappelle sa force et nous reproche notre indifférence. Sa beauté tunisienne, sa poésie, la nôtre est en effet digne d’être adulée :
Je suis belle, belle, belle…
Et pourtant
Son regard, toute innocence,
S’en va loin
Très loin. (« Illusion », p. 14)
Mme Najiba Regaïeg.