Le chantier de Noureddine Aloui.
Noureddine Aloui, Tafacil saghira, (Menus détails), « Ouyoun al moassara », Sud Edition, 2010,300 pages, prix : 12 D T, ISBN/ 978-9973-844-81-1.
Ne faudrait-il pas convenir, réflexion faite, que nos romanciers arabophones ne sont pas légion ? Il est vrai que leur petite communauté s’était enrichie, au cours des dernières décennies, de quelques noms nouveaux qui ont tenu leurs promesses. Mais elle semble avoir connu également d’importantes défections.
Rappelons-nous Alia Attébaï et les espoirs qu’elle fit naître après la parution de Zahrat assabbar (Fleur de cactus, 1991). D’autres fleurs encore avaient, hélas ! fané trop vite et des voix s’étaient tues en cours de route sans que l’on sût vraiment pourquoi. Plus récemment, et depuis son Chaykhan(2002), Hassen Ben Othman, quoique solidement établi dans son art, observe un silence romanesque qui nous préoccupe beaucoup. Personnellement, je préfère n’y voir que la pause qui impulsera bientôt à ce romancier singulier l’énergique relance.
En lisant Tafacil saghira (Menus détails), de Noureddine Aloui, publié tout récemment chez Sud Edition, on se ravise de céder trop vite au scepticisme. Le prix Comar qu’il vient d’obtenir et qu’il mérite largement y est pour quelque chose. Ceux qui ont lu et apprécié ce roman doivent se réjouir de la récompense. Mais surtout parce qu’Aloui, ayant maintenant à son actif plus de trois romans, ne fait plus figure de novice. Renseignement pris, Tafacil saghira s’avère être son avant dernier ouvrage; il précède de peu un autre que l’auteur vient de signer chez Sahar sous le titre de Fibiled al Had al adna (Au pays du seuil minimal). J’y reviendrai. Si Tafacil saghira ne peut donc nous rassurer tout à fait sur l’état de santé du roman tunisien en général, il consolide l’imperturbable élan de son auteur.
Ce titre, Tafacil saghira, serait un leurre. Ou encore l’antiphrase qui laisse entendre l’immense ambition d’Aloui. Car, ce qui s’y raconte n’est certainement pas des petits riens, ni des miettes d’histoires insignifiantes. Loin s’en faut. Dans ses « Petits détails », Aloui met en œuvre, au contraire, un chantier de taille, de la taille du grand Tunis, voire beaucoup plus. Le tableau urbain de la capitale, tel qu’il défile à travers ces trois cents pages, est soumis au regard avisé d’un professionnel. Sidki Abdeljelil, le personnage narrateur du roman, est architecte de formation et peintre de vocation. Il aime observer sa ville natale depuis ses monts et ses boulevards surélevés. C’est son sport favori à ses heures perdues. Sous son regard tantôt tendre tantôt agressif, Tunis a du mal à recoller ses morceaux, à se refaire une santé, à se forger une mémoire…. La ville peine surtout à retrouver son âme dans l’explosion urbaine de sa banlieue. Le béton l’en empêche. L’amnésie de ses habitants aussi. Au nord, la clinquante et non moins huppée cité Ennasr gagne sauvagement sur les champs de blé ; elle fait trop dans le m’as-tu -vu. Au sud, perçu du haut de la colline de Sidi Bel hassen, le vieux faubourg colonial aux toits rouges et moisis a la sinistrose des lieux désaffectés. A son retour au pays natal, Sidki n’y trouve pas la spiritualité qu’il escomptait et qu’il rêvait mettre dans ses toiles. Ce peintre en mal de création n’a pourtant rien d’un nostalgique. Peut-être ce qu’il y cherchait a-t-il foutu le camp pour toujours. Peut-être n’y aurait-il jamais existé. L’incompréhension entre l’artiste et sa ville natale perdure tout au long du roman, faisant du désenchantement le mode dominant du récit. Cette méconnaissance prélude à toutes les autres.
Le héros du roman a porté à bout de bras son projet artistique, son amour pour Fatiha et son amitié pour Sarhane. Mais les trois raisons de sa vie ont croulé, l’une après l’autre, sous le poids de la médiocrité ambiante et à la suite d’une avalanche de malentendus. Alors, il a fait ses valises. Manière de parler, car il n’en avait pas. Il part n’ayant pour tout bien qu’un sac à dos dégarni et le livre de Paul Sebag, L’histoire de Tunis. Son réquisitoire contre la ville, la famille et le pays encadre le roman. Il n’est pas moins qu’un acte de reniement radical, mais réfléchi, presque froid. Sidki les accuse tous de l’avoir moulu jusqu’à l’anéantissement. C’est un « brûleur »d’un autre genre : il est muni d’un passeport et d’un visa ; il prend l’avion comme les gens civilisés. Mais il a contracté le virus de la partance ; un sentiment qui vous gagne quand on vous avez tout perdu ou, pire encore, quand vous avez la tragique conviction qu’on vous a empêché d’être. Telle est du moins la certitude de Sidki Abdeljelil au moment où il s’apprête à décoller de Tunis- Carthage. Ce discours serait une diatribe d’intellectuel, s’il ne puisait sa fabula dans l’air d’une ville où il ne se passe presque rien, dans la qualité du regard de Fatiha pendant les jours difficiles, dans l’allure d’un Sarhane déambulant au Belvédère. Bref, Aloui a le goût du détail qui donne un sens à des mini univers en chaos. A l’instar de son personnage-peintre, il procède par touches éparses et brèves. Elles sont le plancton qui vivifie l’intrigue principale. Dans les murs de la capitale et dans l’esprit des Tunisiens a grandi un avatar des temps nouveaux. Une créature aux allures mafieuses : Nadir Addhib, le sulfureux. Ancien toubib rayé de l’ordre des médecins pour ses pratiques illégales, ce jeune loup s’est converti au bâtiment pour devenir entrepreneur. C’est un faux homme d’affaires, comme en croise tous les jours. Addhib, surnommé aussi « l’ours », mérite bien ses attributs animaliers. Il est aussi vorace dans le sexe qu’il est féroce dans les affaires. Trop entreprenant, il a démoli des êtres et brisé des destinées plus qu’il n’a fait bâtir des HLM. Fatiha, Sarhane et Sidki y sont passés. Dans le texte, il parle peu et n’est décrit que très rarement. Il semble naître, en revanche, de ses infinis détails parsemés tout au long du récit.
En campant Adhib au cœur du roman sans faire de lui le personnage principal, Aloui réussit à en tirer de nombreuses dividendes romanesques. Pour dévoiler l’état de délabrement qui affecte les cœurs et les demeures aujourd’hui, il n’est pas de meilleur moyen, en effet, que d’engager dans le roman un bulldozer de la race de Nadhir, ce grand professionnel de la casse. C’est par l’entremise de ce personnage qu’Aloui marque sans doute l’originalité de sa fabula. Il signe aussi ses meilleurs pages lorsque Fatiha raconte son expérience affective et sexuelle. Le franc- parlé du personnage aidant, le texte dit l’amour charnel, l’amour au féminin dans un langage inédit, surprenant, voire émouvant. Je ne crois pas que l’audace d’Aloui face au tabou sexuel en soit l’unique raison. La langue arabe, la sienne, s’y déploie fraîche et sans fards, comme si, décomplexée, elle retrouvait des aptitudes narratives et un usage naturel dont on l’a longtemps privée. Mais on s’en doute bien, on n’est pas tout à fait à l’abri des formes conventionnelles qui, par moments, refluent sur le texte, notamment quand le narrateur fait, au début du roman, le portrait de Fatiha dans des tournures trop classiques, ou encore lorsque des mots ou expressions recherchés resurgissent ça et là au fil des phrases.
Dans ce grand roman qu’est Tafacil saghira, la passion des mots constitue le nerf de l’écriture romanesque. Il est donc naturel que le texte traîne encore, dans son sillage, vocables ou tournures qui trahissent une certaine fascination pour le « bon usage » rhétorique de l’arabe. Ce ne sont en fait que des « petits détails » si l’on se rappelle, la lecture achevée, l’important travail d’Aloui sur notre langue pour la mettre à l’aune du romanesque d’aujourd’hui. Parce qu’elle se fait dans l’effort et souvent à l’arraché, cette réhabilitation linguistique n’en est que plus remarquable.
Chaâbane Harbaoui.