quand la petite histoire rejoint la grande
Anouar Attia : L’Histoire et La Chair, Editions Sahar, Tunis 2009, 233 pages. ISBN : 978 9973 28 280 4
En renouant avec la tradition du roman épistolaire, Anouar Attia reprend les ingrédients classiques du genre: une liberté de ton, une désinvolture dans le traitement des sujets abordés et surtout une réelle audace à franchir le seuil du code social ou moral consacré.
Il y a certes une attirance réciproque entre l'ex-étudiante et son professeur d'anglais, mais aucune tentation chez les deux personnages d'aller au-delà du seuil d'une amitié partagée. En effet, contrairement à la tradition épistolaire où l'acte d'écrire a une fonction dramatique précise qui vise à transformer le destin des personnages, dans L'Histoire et La Chair, l'écriture répond au seul désir de maintenir le fil de la communication avec le destinataire. Ce dernier qui n’intervient qu’à la dixième et dernière lettre du roman a un statut qui se confond, à notre sens, avec celui du lecteur. Dans ce cas, le destinataire auquel s'adresse Lou'lou'a n'est autre que l'instance de réception que génère l'écriture. Certes, l’universitaire angliciste a une silhouette, une identité et des sentiments, mais tout cela peut être pris en charge par n’importe quel lecteur dont la fonction essentielle est de transformer le monologue en parole partagée. Ce programme est d’autant plus important qu’un sentiment de solitude et de désappointement pèse sur Lou'lou'a. Cette dernière, ne supportant pas le mutisme de la conscience, prend la plume et entreprend cette activité épistolaire, c’est-à-dire un dialogue ou une causerie par écriture interposée. Habitée par un expansif élan vers l'autre, Lou’lou’a s'emploie à communiquer à son interlocuteur les méandres de son être, les plis et les replis de son existence.
Dans ce sens, Lou'lou'a ne demande rien, ne réclame rien et n'attend rien de son professeur qu'elle se contente, par ailleurs, de désigner par un vocable neutre "Monsieur". Ce qui motive donc l’écriture, c’est le besoin d'une écoute attentive et le maintien même d'un menu fil de contact composé du souffle des mots et du lourd poids des souvenirs. Nous voyons bien que le canevas de ce roman épistolaire suit une trajectoire particulière, dans le sens où l'auteur ne focalise pas son intérêt sur une histoire ou sur une quelconque aventure sociale ou sentimentale, mais sur l'Histoire, avec un grand H, celle qui part du personnage de Lou'lou'a et son itinéraire de femme instruite et cultivée, en passant par la généalogie de sa famille sur au moins trois générations, avant d'englober les grands moments de l'Histoire de la Tunisie. Mais le programme du roman est encore plus ambitieux: composer un tableau quasi exhaustif de ce qu'est la Tunisie d’hier et d’aujourd’hui. C'est ainsi que les lettres de Lou'lou'a évoquent le métissage culturel et confessionnel de la société tunisienne de l’Entre-deux- guerres, décrivent des pratiques ethniques ou rituelles, accordent un intérêt particulier au parler typiquement local qu'une traduction littérale en français rend succulent et drôle. Bref, un enchaînement de scènes, d'images et d'émotions foisonne dans le texte et lui donne une densité telle que la confession de la narratrice se mue en rage d'écrire et de décrire un moi qui ne peut être saisi dans toute sa plénitude qu'au prix d'un parcours sinueux, vertigineux et encyclopédique. Autrement dit, Lou'lou'a serait le résumé de l'ensemble de la Tunisie, comme le note "Monsieur" à la faveur d'une construction chiasmatique : "Si la Tunisie était une femme passionnément aimée, elle serait toi; si tu étais un pays passionnément aimé, qualités et défauts mêlés, tu serais la Tunisie.".
Kamel Ben Ouanès