Wahiba Khiari : Nos silences, Editions Elyzad, Tunis 2009, 124 pages.ISBN : 978-9973-58-018-4

 

   Tout drame redoutable refuse l’oubli, le silence ou le pardon flegmatique. C’est pourquoi, face à l’ampleur du désastre, le drame exige qu’on en entretienne  la mémoire  et qu’on en aiguise la vivacité. Cette perspective est une des fonctions du récit que vient de publier Wahiba Khiari, algérienne de naissance et tunisienne d’adoption.

 

 Nos Silences  revisitent les années de plomb dans une Algérie soumise aux affres de la terreur et de la violence, non dans le but d’en analyser les causes, ni encore pour en désigner les responsables, mais pour nous livrer un horrible témoignage sur les exactions et les cruautés dont furent victimes les  Algériens en général et les Algériennes en particulier pendant cette période. C’est ainsi que nous avons droit à toutes les facettes d’une situation monstrueuse et insoutenable où se conjuguent l’angoisse, la peur, les enlèvements, les viols et les meurtres.

Cependant, l’écriture de W. Khiari élargit la teneur de sa description et donne une dimension globale à ce drame, car partout où se déchaîne la haine et triomphe la volonté de puissance, périclite l’humain et se métamorphose en fauve implacable. Il s’agit là d’un paradigme universel dont l’Algérie des années 90 n’était qu’un épisode d’une longue chaîne qui n’a cessé de marquer l’Histoire de l’humanité depuis la nuit des temps. Dans ce sens, l’insupportable rythme cette Histoire à travers un étrange duel entre le rugissement du bourreau et le cri de détresse de la victime. Nous le voyons bien, le tableau est sans nuance, traversé au milieu par une ligne séparant les bons et les méchants, les innocents et les coupables, les hommes et les bêtes.

 

Si la vision manichéenne préside à la lecture de l’Histoire, c’est surtout parce que la violence  qui frappe aveuglément les êtres et les choses a perdu toute signification ou justification. Une violence qui se nourrit de son propre spectacle et se mord la queue comme pour s’enfoncer davantage dans une folle atrocité.     En vérité, l’objectif de l’auteur est de donner la parole à celles qui l’ont perdue, ou plus précisément à celles qui ne l’ont jamais prise. Mais comment parler quand le silence, tel un linceul, enveloppe la voix et étouffe les soupirs ?

Parler, témoigner n’est pas un acte commode, car il ne nécessite pas seulement du courage, mais surtout une force de communier avec toutes celles qui sont absentes, parce qu’elles sont mortes, ou pire encore, elles sont confinées, de gré ou de force, dans un pesant mutisme dont elles ne sortiront peut-être jamais. Aussi est-ce pour cette raison que l’écriture de W. Khiari ne cède ni à la confidence, ni à la confession (parce qu’il n’y a pas là la moindre perspective de remède, même après la cure par la parole). D’où la nécessité d’adopter une autre voie, celle qui conduit le mieux à la voix des victimes : établir un jeu de miroir entre deux figures, la narratrice et son personnage, celle qui a fui l’horreur, en choisissant le chemin de l’exil et celle qui sera condamnée à subir les effets maléfiques de sa soumission à l’ordre des choses.   

Ce dispositif narratif donnera au texte une structure diptyque, dialogique. Les deux voix sont distinctes tant par leur statut ou leur sort, que par la typologie de leurs témoignages. Et pourtant cette différence ne les sépare pas. Au contraire, elle nourrit et légitime leur rencontre par parole interposée : Pour toutes les deux, l’Histoire a eu raison de leurs rêves respectifs. C’est pourquoi, elles répondent au devoir impérieux de témoigner, de dire l’indicible, de  nommer l’insupportable. Résultat : à force d’être martyrisé, le corps se sépare de la conscience de soi, entre dans un état d’hibernation ou d’anesthésie et provoque ainsi une grave mutilation dans l’être « Je quitte mon corps. Je l’abandonne à mon bourreau, le sien le mien. J’essaye de me dissocier de ce corps. » (p80).

 

  Mais une douleur en cache une autre. La souffrance n’est pas seulement physique. Elle est surtout psychique, morale, obsédante, aliénante, tragique, si bien que le désir d’en finir ne porte guère sur un éventuel remède, mais sur le moyen le plus sûr d’y succomber. Pourquoi ? Parce que survivre n’est pas une délivrance. Mourir certes, mais comment ? « Un coup de feu provoquerait une douleur aiguë par excès de nociception (…) La douleur est un cri du corps à l’esprit pour qu’il le protège. Mais quand le corps crie, il est souvent trop tard »  (p67).

L’écriture se mue en « une anatomie de la douleur », celle d’un corps foudroyé ou  encore celle d’une âme rongée. Ce qui a pour conséquence de transformer la douleur en langage, en discours qui nous parle, nous interpelle : « Mon corps se manifeste. Il prend la parole.  Il a ses propres mots, ses maux de tous les jours, les plus fréquents : les maux de tête, de cœur, de ventre, de dos. Quand il les a tous dits, il en sort de nouveaux, il fait  des néologismes. Il aime jouer à me donner des frayeurs » (p36).     

 

  Le récit de Wahiba Khiari  déchire le silence, pousse de frémissants remous, se dresse contre l’amnésie menaçante et rend un vibrant hommage aux femmes écorchées, damnées et sans voix.

                                                Kamel Ben Ouanès