Boubaker Ayadi : Errajûl El Aari (L’homme nu), Sud éditions, Tunis. 2009, 178 pages. ISBN : 978-9973-844-98-9

Quel est le sujet de ce roman ? C’est le roman lui-même. Comment l’écrire ? Par où commencer ? Une profusion d’idées et d’images émerge dans l’esprit du personnage écrivain et l’empêche de concrétiser son projet.


Par une nuit hivernale, dans un minuscule et très modeste studio au quatrième étage d’un immeuble parisien vétuste, un homme se dévêt de tous ses habits et devient aussi nu que la pièce dans laquelle il se trouve. Il s’apprête à écrire, mais voilà que la page demeure blanche. Impossible pour lui de cerner ou de mettre de l’ordre dans ce chaos de souvenirs qui l’habitent. Dans ce sens, L’Homme nu est un roman sur l’impuissance d’écrire et de dire tout ce que la conscience intime de l’écrivain ressent ou refoule. Cette nudité du corps, face à la feuille blanche qui le défie et le nargue, constitue paradoxalement un appel ou un stimulus, à « débiter » et à « vomir » tout ce qu’il a encaissé comme frustrations, déceptions, déboires et déconvenues.

Faute de pouvoir créer une matière littéraire, l’homme nu s’embarque dans les dédales de sa mémoire. Il revisite les traces d’une vie, le destin d’une génération et les soubresauts d’une époque. C’est la vie d’un intellectuel arabe, d’origine tunisienne, contraint d’émigrer en France à la quête d’une vie meilleure, parce qu’il est assoiffé d’un cadre propice à la liberté d’expression et à l’éclosion de son génie créateur. Mais cette immersion dans le passé se mue en un tableau sombre où défilent les blessures amoureuses, les défaites politiques dans le monde arabe et le face à face inégal entre l’Orient et l’Occident.

Le personnage de Boubaker Ayadi se dévoile totalement, se dénude avec une colère impudique, nomme l’indicible, avoue ses illusions et ses incroyances, fait son propre procès, crie sa misère d’aujourd’hui et ses mesquineries d’hier. Et en même temps, il dit, dans le sillage de son désenchantement généralisé, le mal qui ronge l’homme arabe et sa condition sociale et politique. Il y a donc tout le long du texte un va et vient entre la conscience individuelle et l’Histoire collective, comme par un jeu de miroirs où la posture de l’un reflète, par métonymie, l’état de l’autre, puisque la condition individuelle et l’état collectif sont conjointement ponctués de défaites, de trahisons et de volte face.

Mais on ne sort pas indemne du bilan d’une vie. Le personnage se dénude jusqu’à se dissoudre progressivement, se fond dans un état d’inconsistance et de vacuité. L’être qu’il est devient un non-être, un rien. Ce résultat est l’aboutissement d’une suite d’interminables ruptures (avec toutes les femmes qu’il a connues), de douloureuses déconnections avec toutes les valeurs auxquelles il croyait. Il apparaît alors comme un homme rompu, brisé, presque gommé, telle une silhouette amorphe, sans substance aucune. Sa nudité renvoie maintenant à sa nullité. Et c’est là précisément qu’il saisit combien sa condition dans le Paris d’aujourd’hui sans travail et sans ressources, parfaitement isolé, dans cette chambre nue, devant sa feuille blanche est l’ultime seuil d’une existence gagnée sans cesse par une redoutable insignifiance.  


Mais quelle écriture peut-elle rendre compte de tout cela ? Le texte que l’homme nu s’apprête à composer doit avoir une facture hybride, un mélange de confessions, de mémoires, de dialogue, de poésie et de roman-essai. Donc face à une situation en crise, seule l’hétérogénéité est en mesure de façonner et de structurer le dispositif formel.  

Le roman de Boubaker Ayadi est constitué de bribes de situations, de morceaux de vie, d’épisodes détachés, de fragments de souvenirs. Donc un véritable puzzle qui n’aspire guère à une recomposition achevée, car le monde que ce tableau représente ne correspond pas à une totalité homogène, mais prend plutôt forme autour du principe de la déconstruction et de la dissémination du moi.

Mais le texte que le personnage n’arrive pas à écrire, voilà qu’il est là entre nos mains. Cette stratégie rhétorique a un nom : la prétérition. Déclarer qu’on ne parle pas de quelque chose tout en le faisant. Ici, le narrateur auteur s’avoue incapable de produire son texte tout en l’écrivant Mais cette stratégie en cache une autre : l’auteur veut s’inscrire dans la modernité littéraire. Son roman est un opus déconstruit, avance au prix d’une armada de prolepses et d’analepses, double systématiquement tous les chapitres de l’ouvrage selon une répartition équitable entre la voix du narrateur auteur et celle du personnage narrateur, brouille la chronologie, abandonne momentanément le récit pour proposer des versets poétiques, avant de reprendre sa confession, etc. En même temps, se profile, dernière cette audace formelle, un attachement irréductible à une langue classique, belle, parfois emphatique, souvent métaphorique qui puise sa substance et ses résonances dans la langue coranique. Et c’est précisément là où se dessine devant nous la fêlure qui traverse tout le roman : L’homme nu est un cantique qui chante le plaisir d’écrire et la douleur de vivre.

Kamel Ben Ouanès