Portrait de groupe avec héros.
Toute ressemblance avec des personnages existants ou susceptibles d’exister dans l’avenir est fortuite et n’engage que ceux qui la voient.
Ils sont debout, bien droit, côte à côte. Au milieu, le chef occupe les deux tiers du champ, alors ils se serrent pour rentrer dans la photo.
-Un peu plus à droite », sourit le photographe ! Il est d’un aimable ce photographe; c’est le chef qui l’a déniché, un jour, dans un marché de village. Il tirait la photo des villageois, en les installant entre deux palmiers, artificiels. Depuis qu’il a été recruté par le chef, ce photographe a amélioré son équipement.
-Encore plus à droite ! Là ne bougez plus.» Ils gardent la pose, raides comme des piquets.
Depuis dix ans, ils n’ont jamais raté l’anniversaire du chef. Un jour, celui-ci avait confié: « Pour le quatorze janvier, ce serait bien, une photo, avec vous tous», puis ses yeux flétris s’étaient embués : « C’est bon de maintenir le contact, mon fils. » Le disciple n’a pas oublié. Chaque année, il bat le rappel des fidèles.
L’aîné se tient debout, à la droite du chef. Il a mis son complet bleu ; cette année, il a opté pour une cravate saumon, ce n’est pas dans ses habitudes. Il regarde droit devant, fier et bête. Au milieu de sa face, le nez étale sans retenue ses narines à poils. L’aîné les laisse proliférer en liberté. Pas question d’aller contre la nature des choses. Et puis, tout le monde dit qu’il a le nez du chef… c’est pour lui une grande source de satisfaction. Lorsqu’on se retourne dans la rue, et que certains lorgnent sans vergogne son organe olfactif, l’aîné leur décoche un regard méprisant, pauvres humanoïdes ! Lui n’échangerait pas ce nez contre tout l’or du monde.
Le seul hic est que ce jour-là, l’aîné souffre d’une grippe maligne. Naseaux frémissants, il lutte contre un coryza dont les sécrétions lui inondent la lippe. Alors, il se mouche à intervalles réguliers, cela donne un son bizarre, celui d’une trompette humide. A sa droite, le cadet détourne ostensiblement la tête. C’est la troisième année consécutive que l’aîné s’arrange pour avoir la grippe à l’anniversaire du chef. A chaque fois, celui-ci ne dit rien, il accepte tout de l’aîné, c’est bien connu.
Hissé sur la pointe des pieds, le cadet rentre le ventre. Celui-ci pousse vers l’avant, sans égards pour la silhouette filiforme… C’est la faute à une colonne vertébrale qui s’arque dans le mauvais sens et, délaissant le dos, baguenaude avec les tripes. Pour rentabiliser le Defect, le cadet utilise son ventre comme coussin. Il croise les bras au dessus de sa panse et lève les yeux au ciel. De là, lui vient cet air auguste qui est sa marque de fabrique. Le cadet est en quelque sorte le guide spirituel du groupe ; c’est vers lui qu’on se tourne dans les affaires délicates, les choix imprévus, les décisions qui dérangent. Au fil des ans, le chef lui a cédé ses prérogatives, ou est-ce l’autre qui les a doucement subtilisées avec sa voix mielleuse et ses prunelles de velours ? Ce nabot a la langue experte en roulis et entrechats, il convaincrait le diable s’il le fallait !
En vérité, le chef a depuis le début affiché une préférence outrancière pour le cadet, et le temps n’a pas arrangé les choses. Alors l’aîné s’est rattrapé en devenant très riche. Plus riche que le chef, prétendent les mauvaises langues… mais l’aîné n’en a cure. Au fond de lui-même, il sait que le chef l’approuve. Ils ont eu de longues discussions, c’était le chef qui dénichait les bons placements ; l’aîné n’a fait qu’exécuter…il n’a pas son pareil en exécutions ! Est-ce le surplus d’obéissance ou toute la bonne chère engloutie qui lui a fait ces bajoues répugnantes au sommet du cou ?
A la gauche du chef, une femelle penche la tête. Ses yeux sont fixés sur le grand homme, comme si sa vie dépendait de ce visage doux et souriant. Un sourire compréhensif, qui voit tout, qui a déjà pardonné. C’est qu’avec elle, le chef a toujours tout compris. Il a été le seul à comprendre qu’elle se mariât sans amour, juste parce que l’âge avançait. Lorsqu’elle a décidé de porter le hijab, il a été le premier à comprendre, longtemps avant qu’elle ne se l’avoue à elle-même. Il l’a aidée à trouver les mots qui légitiment et sanctifient. Depuis, à chaque fois qu’ils sont ensemble, elle penche la tête vers lui, comme si elle cherchait l’épaule large et accueillante. Elle voudrait mais n’ose pas. Le chef a l’intimité distante.
-On ne bouge plus ! Allons, un beau sourire !» La voix du photographe éclate. Le chef sourit déjà. L’aîné étale les lèvres sous son nez en écluse. D’une oreille à l’autre, sa bouche horizontale, lui fend la face en deux : deux rives qui se contemplent : au nord la rive qui compte, au sud celle qui s’alimente et sourit. Par-dessus le complet et la cravate saumon, ce sourire fait très seyant. Le cadet, pour sa part, lève le menton et écarquille les yeux ; le cadet ne sourit pas, il prend un air inspiré, cela lui va mieux. Quant à la petite dernière, elle ne prend rien, sa tête qui quémandait l’épaule du chef se redresse avec lenteur et se remet dans l’axe des tentures qui lui servent de corps. Un instant, ses doigts ajustent le tissu de soie pervenche qui lui lange le crâne, puis elle reprend la pose. Le chef sourit toujours.
- Regardez-moi ! » Intime le photographe. Le groupe se fige. Un éclair aveugle déchire la pièce aux volets clos. Puis l’homme ramasse son matériel « celle-ci sera la plus belle de toutes » affirme-t-il en rangeant appareil et trépied au fond d’une sacoche beige.
- Je passe la chercher demain, comme d’habitude ? » Demande l’aîné.
-Comme d’habitude. » Le photographe fait au chef un signe déférent de la tête, puis s’éloigne vers la porte. A son tour le groupe quitte la pièce en file indienne. Le sourire satisfait du chef les suit, tel un destin. A travers les persiennes, un soleil têtu prend la pièce en oblique. Dans son cadre doré, le chef continue de sourire à l’éternité immobile qui l’attend.