La mémoire est un lieu
« De ces maisons
Il n’est resté
Que quelques
Moignons de murs
De tant d’hommes
Selon mon cœur
Il n’est pas même
Autant resté
Mais dans le cœur
Aucune croix ne manque
C’est mon cœur
Le pays le plus ravagé. »
C’est en ces termes qu’en 1916, Giuseppe Ungaretti pose son regard effaré sur des lieux ravagés par la guerre sans savoir vraiment s’il est possible de dresser une frontière entre l’âme d’un lieu et la conscience de celui qui l’habite.
Qu’est ce qu’un lieu en définitive ?
Il me semble évident que la bi-dimensionnalité géographique n’a aucune chance de satisfaire une quelconque tentative de définition. Sans doute, faut il y adjoindre des notions telles l’Histoire, la mémoire, les racines, l’appartenance ou encore l’appropriation pour donner plus de consistance à cette notion de « lieu ». Parfois même, une dimension métaphysique voire spirituelle vient transcender un lieu pour le défaire de sa condition matérielle et l’élever au rang du sacré.
Mais il me semble qu’on pourrait tenter une définition plus audacieuse de ce qu’est un « lieu ». Car, après tout, depuis la terre substrat de nos racines et gardienne de nos mémoires en passant par les lieux où l’on se perd, jusqu’aux villes qu’on conquiert pour y renaître ou encore ces lieux que l’on cultive au fond de nous-mêmes, on se rend compte, finalement, qu’un lieu est avant tout la condition indispensable à toute existence humaine.
Car notre condition d’humains nous impose toujours d’exister quelque part. Ici, là bas, ailleurs, dans nos rêves… Et quand on est mort, dans la mémoire des autres. Et pour certains, en enfer, au paradis ou encore au purgatoire.
Après tout, un « lieu » a toujours quelque chose à voir avec une mémoire.
C’est peut-être pour cela qu’il est si difficile de dresser une frontière entre l’identité d’un lieu et celle de ceux qui l’animent.
« Oui, je me souviens, mon ange, de la place Saint-Sulpice et de nos pas qui résonnaient ;
Qui s’évadaient comme un songe à travers les rues mortes.
Oui, car les rues meurent aussi.
Elles meurent de voir s’émietter le désir qui pendait à leurs fenêtres.
Elles meurent d’oublier les noms de ceux qui s’y sont aimés. »
C’est peut être aussi pour cela qu’on s’acharne à insuffler une part de nous mêmes dans les lieux qui nous sont chers. Il y a sans doute là quelque chose à voir avec la mort… peut-être une vague espérance d’y échapper ? Une manière de conjurer notre condition de mortels à travers la relative éternité matérielle du monument.
« Ah l’éternité ! Un songe de marins aux prises avec l’effroi » disait le poète.
C’est un étrange rapport que l’on s’obstine à entretenir avec une matière inerte. Se donner tant de mal à vouloir doter chaque lieu d’une âme, c’est un peu y insuffler une part de son être sans doute pour échapper à notre condition de mortels. C’est un peu approcher une forme de postérité que nous procure le statut de monument.
Et le poète, point focal de tout ce qui se rapporte de près ou de loin à ce qui est humain, ne peut se tenir à l’écart de ce rapport intime entre le « lieu » et l’existence humaine. Pourrait-on alors dire qu’il y a obligatoirement un « lieu » comme substrat à toute entreprise poétique ?
Pour ma part c’est le cas.
Kairouan est, pour des raisons évidentes, le substrat dominant de mon existence et cela en fait inévitablement un thème récurrent dans mes écrits.
Parler de Kairouan c’est, avant tout, parler de soi en ce lieu. Comment donc échapper à la tentation narcissique de s’y mettre en scène? Comment se hasarder à vouloir contenir dans de simples paroles la magie d’un tel mythe ?
Roland Barthes disait : « On échoue toujours à parler de ce que l’on aime ». C’est sans doute vrai et c’est peut-être pour cela qu’on continue d’écrire.
Mais, moi dans tout cela ?
De l’enfant qui passait à Kairouan ses vacances scolaires et qui garde en lui le souvenir des visages et des impressions, à l’adolescent qui s’en est détourné pour se chercher lui-même. Puis, plus tard, le jeune homme qui s’est expatrié pour pouvoir accomplir son destin d’Homme.
Où est Kairouan en moi ?
Où est Kairouan en ma poésie ?
Le hasard de la vie m’a mené vers une carrière professionnelle pour laquelle je n’étais pas prédestiné. Je me suis donc trouvé, conformément au célèbre mot d’ordre d’André Breton, « Sur toutes les routes de ce Monde ».
Mais là où je pouvais être, je me suis surpris à transporter, avec moi, ma panoplie de références kairouanaises.
Descendre Beacon Street à San Francisco et m’attabler dans un bar à huîtres en face du Pacifique, longer la Seine à deux heures du matin, un soir d’angoisses, et m’accouder au Pont des Arts.
Dîner avec des amis dans un restaurant branché du quartier de Chelsea à Londres, découvrir Venise en y entrant à minuit dans un bateau taxi, me retrouver un soir à Berlin à la recherche de mon hôtel ou encore voir Fès pour la première fois depuis la terrasse du palais Jemaii.
Aller sur toutes les routes de ce Monde et suivre le parcours initiatique d’une poésie vraie tel que le décrit Rilke :
« Les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là on ne les écrit que trop tôt), ils sont faits d’expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s’ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus, des journées d’enfances restées inexpliquées , des parents qu’il a fallu blesser, un jour qu’ils vous ménageaient un plaisir qu’on n’avait pas compris… et ce n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. Il faut d’abord qu’ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu’ils perdent leurs noms et qu’ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu’au cours d’une heure très rare, le premier mot d’un vers surgisse au milieu d’eux et émane d’entre eux ».
Décidément, un « lieu » a toujours quelque chose à voir avec une mémoire. C’est ce qui m’a sans doute amené un jour à écrire :
« Ô ma mémoire… Ô ma terre,
Que d’argile,
De cendres et de pierres.
Que de souffles âcres et brisés
Que de sels et de tièdes lueurs… »
Pour conclure, habiter des lieux ou en être habités, les faire vivre car il n’est point d’existence en dehors d’eux. Tel est le diptyque qui se dégage de ce regard « poétique » posé sur notre rapport au « lieu ». Mon ambition n’a été nullement d’atteindre une quelconque vérité à ce propos mais seulement d’y réfléchir avec une intuition de poète afin d’atteindre un compromis satisfaisant avec une hypothétique vérité.
Par contre, et pour faire le lien avec le thème de cette séance « L’abolition du centre », je suis obligé de constater, avec consternation, mon échec à illustrer ce thème puisque durant mon intervention, je n’ai fait qu’une seule chose « consacrer le centre ».
En fait, je n’ai fait qu’illustrer l’irrésistible désir de l’homme de se placer au cœur de toute chose. Un anthropocentrisme qui va jusqu’à se poser comme la pierre angulaire de la définition même de la notion de « lieu ».
Je vous prie donc de m’en excuser et je vous remercie pour votre indulgence.