Entretien avec Sonia Chamkhi
Leïla ou la femme de l’aube ( Elyzad, 2008)a été primé par le jury du Crédif en 2008. Il vient de décrocher le Prix spécial du dernier Comar. Ce roman épistolaire est aussi passionnant qu’intriguant. Il suscite en nous des interrogations sur le choix de sa forme romanesque et sur la signification des voix féminines qui l’habitent. Sonia Chamkhi, son auteur, tente d’y répondre :
1 – Après avoir réalisé des films, voilà que vous vous intéressez au roman. Quelle est pour vous la fonction de l'écriture? Autrement dit, que représente pour vous cet acte de dire le monde par les mots et de construire un récit qui obéit à une autre loi narrative que le cinéma ?
Je suis heureuse de votre première question et je pense qu'elle touche à l'essentiel, puisque écrire, activité qui remonte à l'aube des temps, demeure encore et toujours structurellement indispensable à l'Homme. L'écriture est d'abord cette médiation entre l'Homme et la vie. C'est à travers elle que l'Homme interroge l'existence, cherche la vérité de l'être et si possible son sens. Et dans cette médiation, il y a un besoin d'échange, dans une forme de réciprocité entre celui qui écrit et celui qui lit. Et la raison de ce besoin d'échange est probablement d’essayer de comprendre le présent et son lot d'expériences et l'avenir et sa part d'inconnu, d'indéterminé.
J'écris donc pour comprendre, pour interroger cette part d'humanité en moi. Mais je sais, en même temps que cette médiation est imparfaite et insuffisante. D'où la douleur qui nous habite au moment de l’écriture, car comment faire coïncider le sentiment vécu, l'intériorité de l'être avec ce que les mots peuvent signifier?
Ecrire un récit, cet acte de dire le monde, comme vous le dites, c'est prendre ce risque d'une médiation intérieure, dans l'intimité de son être, et espérer partager l'expérience, témoigner ou comprendre, et être dans cette justesse et cette émotion qui puisse éveiller le désir, interpeller les cœurs et solliciter les consciences. Et j'aimerai ajouter qu'écrire ce n'est pas uniquement dire le monde, mais également le réinventer: pour cela, il suffit que le récit bouscule les « vérités » établies, démasque les fondements de la doxa et dénude les représentations figées pour qu’on suive dans un élan de vertige et malgré nous le versant entraînant de l'écriture. Et là, on découvre non sans surprise, comme si on était l’instrument d’une force invisible, qu’on a participé à la naissance d’un nouvel ordre, qu’on a forgé un devenir et réinventé l’innocence perdue du monde.
2- Votre roman s'articule essentiellement autour du portrait et de l'itinéraire d'une femme dans le contexte social et culturel tunisien. Là, le recours au « je » exprime-t-il un intérêt pour la dramaturgie de l'autoportrait ?
Vous pouvez le dire à condition de parler d'une génération de femmes tunisiennes, aujourd'hui âgées entre 30 et 40 ans, et non pas d'une seule femme. D'abord parce que le roman est structuré en deux grandes parties. La première partie relate effectivement le parcours de Leïla, métisse, divorcée et stérile qui interroge sa peau, sa religion, son métier, son rapport à l'amour et son horizon de liberté; et la deuxième partie raconte celui de Nada, son amie d'adolescence qu'elle retrouve sur l'artère de l’Avenue Habib Bourguiba. Et Nada ne ressemble pas à Leïla.
Leila se veut lucide. Elle cherche à comprendre les règles du jeu. Elle scrute les injustices sociales, l'humiliation des plus démunis, et cherche à arracher une dignité pour elle, mais également pour tous les gens comme elle qui ont connu la misère, le dénigrement voire même l'exclusion. Et si elle y parvient, c'est au prix de beaucoup de douleur, de renoncement -y compris le renoncement à l'amour- et le consentement à la solitude.
Nada, elle, n'est pas tributaire de ce déterminisme de classes. Elle est cet être du désir capable de se perdre pour un frisson, pour la moindre pulsion de l'instant à vivre. Elle aime jusqu'à commettre le crime et invente une vérité qui se glisse dans les oreilles fines, mais que d’aucuns appellent mensonge ou déraison.
Et puisque l'une renonce à l'amour, tandis que l'autre récidive, il est question d'hommes! Alors Leila ou la femme de l'aube n'est pas uniquement le portrait de ces femmes tunisiennes d'aujourd'hui, mais également de l'homme tunisien, objet de leur désir, de leur sollicitude, de leur émoi, de leur déception et de leur quête! C'est peut-être un portrait en creux, mais l'homme tunisien est là, persistant, omniprésent, ne serait-ce que parce que c'est à Iteb, son amoureux, que Leïla écrit et se déchire et que c'est pour Rabii que Nada se consume et se perd...
Y a t-il en cela une part d'une dramaturgie de l'autoportrait, d'autant plus que comme vous le soulignez le récit est en partie pris en charge par un « je » que double ou dédouble la voix de la narratrice? Probablement oui, mais dans la mesure alors où le « je » est le lieu de convergence de toutes les voix féminines du roman, de Leïla, de Nada et de la narratrice et puis de toutes les autres femmes Ommi Aïcha, Safa, tata Rébha, Meryem, Hager, Radhia ou encore Béhija....C'est le privilège de l'écriture: on invente son être par dissolution dans l'autre ou les autres.
3- Votre roman se caractérise par une démarche qui refuse la narration classique. Quels sont les ressorts de ce choix?
Leïla ou la femme de l'aube est un roman épistolaire. Ce genre existe depuis le 17 ème siècle mais il est probablement nouveau dans notre littérature tunisienne, voire maghrébine et arabe. Il se démarque en effet de la narration classique d'autant plus qu'il est écrit en strates, en chapitres à la fois autonomes et articulés dans une construction d'ensemble. C'est le déroulement même de l'écriture qui d'abord m'impose un élan et un rythme et ensuite cette souplesse narrative m'a convenu parfaitement. Elle me permettait des accélérations, des répits, des mouvements d'humeur, des changements de tonalités d'un chapitre à un autre, à l'image d'une caisse de résonance qui amplifie, provoque un écho ou encore ralentit la réception. Ce fil tenu, d'un effet différé me permettait au même temps de maintenir vivace un fil conducteur du début à la fin du récit. Ce choix s'est d'autant plus imposé à moi en raison de la double voix énonciatrice, celle de Leïla et celle de la narratrice et puis encore l'apparition de Nada dont l'histoire fascine tellement Leila qu'elle renonce à se raconter pour se dévoiler dans ce miroir plein de ferveur et de passion. C'est dire que ce sont probablement les personnages du récit, leur intériorité et la sphère où ils se déploient, qui imposent une écriture classique ou moderne: la forme suit le fond et cherche dans la diversité des écritures une probable filiation.
Entretien recueilli par
Kamel Ben Ouanès
Mis à jour ( Lundi, 11 Mai 2009 13:35 )