Dans cet entretien, K. Ben Ouanès et M. Jabbéri évoquent avec  Azza Filali plusieurs facettes de son écriture, notamment le rapport de la romancière à la philosophie, à l’actualité, à la femme et à la littérature maghrébine.

   Je ne sers pas des personnages, je sers un texte.

 Pensez-vous que l’écriture devrait être au service de quelque chose ou quelque cause, ou au contraire serait une fin en soi ?

 Je suis intimement convaincue que quand on écrit pour défendre une cause, pour raconter une histoire, pour se faire du bien ou pour raconter sa vie, le geste scriptural n’est que le véhicule pour se transporter, car l’essentiel est ailleurs. L’écriture se suffit à elle-même. Devant une page blanche, il n’y a pas d’idées. Il n’y a pas de but ou alors c’est de la mauvaise écriture, c’est une écriture qui fait office d’outil ou d’instrument. Or l’écriture n’est pas, à mon sens, un moyen, mais une fin en soi. Je crois beaucoup en les mots. Ce n’est qu’après que je leur donne un sens, une cohérence, que j’essaie de les intégrer dans la vie de tous les jours, d’en faire quelque chose de solvable. Mais avant tout cela, il y a l’écriture et cette espèce de malaise que déclenchent les mots quand ils ne sont pas encore inclus dans un repère abscisses/ordonnées. Je crois profondément à cette fonction intrinsèque de l’écriture, comme un mouvement en roue libre qui n’est pas encore assujettie à une fin.

 Cette façon de cerner la fonction ou la vocation de l’écriture n’est-elle pas le produit de notre époque ?  Dans les années 40/50, on disait le contraire, puisque lorsque l’on parlait de l’écriture engagée, c’était un credo noble, un impératif urgent, une exigence incontournable du contexte historique.

 Oui et non, parce qu'il y a eu tout de même l’expérience des surréalistes. Avec A. Breton il y a une conscience de l’écriture comme faite de vie et non plus comme véhicule. Et je crois que c’est déjà fomenter ce désir de faire de l’écriture une activité en soi ; le sens, la mission, et tout ce qu’on peut imaginer comme but noble… étant relégués et  placés ailleurs.

 Votre expérience de l’écriture vous a conduite aussi à vous intéresser à la philosophie. Pourquoi ?

 L’intérêt pour la philosophie était permanent pour moi. Mais depuis quelques années, j’ai essayé d’aller au-delà de ma simple curiosité pour certains philosophes ou courants de pensée. Alors j’ai retrouvé « le banc de l’école » et j’ai préparé un  Master à la Sorbonne autour du sujet Foucault lecteur de Descartes. La cogitation philosophique me fait beaucoup de bien. J’aime apprendre des choses. J’avais des notions philosophique un peu vagues. Je possédais certes quelques connaissances qu’on appelle de la culture générale, mais c’était dérisoire. Maintenant, et grâce aux études que j’ai entamées, je me permets de dire que  j’ai quelques notions précises et surtout que j’ai acquis  une autre façon de lire les textes.

 Dans quelle mesure cet intérêt pour la philosophie vous aide-t-il dans votre écriture, voire dans votre vécu ?

 Cela m’aide indéniablement, même si je ne saurais trop vous dire dans quelle mesure. Il est certain que j’ai plus d’exigence par rapport à ce que j’écris. Je ne me permets plus d’écrire sans contrainte dans la forme comme dans le fond. Je suis aussi plus sélective dans mes lectures : je ne lis presque plus de romans par exemple ou simplement parfois quelques pages au début, au milieu ou à la fin pour voir comment c’est écrit, en percevoir le rythme, mais l’anecdote en soi ne m’intéresse guère. Je lis des livres de philosophie, je suis en train de lire un livre que je vous conseille parce que je le trouve extraordinaire : Le visible et l’invisible de Maurice Merleau-Ponty.

 Faut-il comprendre cela comme un retour à vos débuts, puisque vous avez commencé comme essayiste avant d’écrire des romans ?

 Pas vraiment. Je suis en train d’écrire un texte qui raconte une histoire et que j’aimerais appeler Watan (La Patrie), même si je ne sais pas si je vais garder ce titre. Mais roman ou essai, j’ai toujours écrit court. Mes romans sont une succession de textes courts et quand il y a une relation entre les paragraphes, ils donnent l’impression d’être un roman, alors qu’en fait ce sont de faux romans.

 Le fragmentaire apparaît donc comme une caractéristique essentielle de votre écriture. Ce choix est-il le reflet d’une vision des choses ou est-ce le résultat d’un rythme d’écriture ?

 C’est une question de rythme d’écriture, mais aussi de sensibilité. Je déteste les longueurs et cette tendance à en rajouter. J’ai toujours tendance, au contraire, à vouloir chercher l’essentiel, c'est-à-dire à ce qui reste quand on a enlevé tout ce qui a été rajouté par la vie, les gens, les bonnes (ou les mauvaises) manières et tout ce fatras qui nous submerge.

 Mais ne ressentez-vous pas parfois le besoin d’aller dans la profondeur des choses ?

 Je ne dirais pas la profondeur, mais plutôt le noyau dur. Réduire les choses à l’essentiel sans lequel elles ne sauraient être.

 Vous avez dit récemment dans un entretien accordé à la chaîne internationale de radio Tunis : « ce que je fais, c’est de l’écriture et non de la littérature », Quelle différence établissez-vous entre ces deux modes ?

 L’écriture, c’est un travail, un ouvrage de tâcheron, dur, ingrat, fastidieux parfois. Tandis que la littérature est une espèce de grand musée très consacré, stéréotypé dans l’actuel, dans le conventionnel et le convenu, dans ce qu’il est bon d’écrire à ce moment là. C’est aussi une question de temps, car l’écriture, c’est la chose se faisant, et  c’est cet aspect qui m’intéresse. La littérature, c’est l’œuvre accomplie, les livres sur rayonnages, c’est le regard d’autrui, le regard de la société sur des ouvrages qui sont classés par époque, par tempérament ou par style, etc.

 Que pensez-vous alors de l’écriture qui se greffe sur l’actualité ?

 Je ne pense pas que cela soit de l’écriture. Car pomper et prendre d’une façon presque intégrale dans l’événementiel tout chaud par rapport auquel on n’a même pas encore pris la peine ou l’honnêteté morale  de prendre une distance pour regarder les choses et se regarder soi-même face aux choses, et plonger dedans et écrire sur mille et un événements qui ont eu lieu, ce n’est pas de l’écriture. 

 Vous avez un statut particulier dans le paysage littéraire tunisien d’expression française. Ce statut se traduit, nous semble-t-il,  par une sorte de marginalité presque entretenue.

 Ce qui est entretenu c’est la solitude. Je ne fréquente pas les cercles. Je ne vais qu’exceptionnellement dans les réunions où il fait bon de  faire voir.

 Et cette attitude se voit aussi dans cette volonté de dépouillement dans votre écriture, qui dit les choses avec une économie de moyens. Votre écriture donne l’impression d’une discrétion érigée en principe, voire en éthique.

 Ce n’est pas exactement de la discrétion, mais de la réserve. Parce que la discrétion, c’est un tempérament, alors que la réserve est un choix délibéré d’un rapport de transparence, moins vis-à-vis des autres que par rapport à soi.

 Nous  constatons aussi cet effacement progressif des personnages qui semblent évoluer vers une rupture de tout ancrage. Dans les deux derniers textes (L’heure du cru, Vie de miettes) on remarque un déplacement des personnages adultes vers les personnages enfants, et même là,  les enfants semblent gagnés par ce même effet.

 Oui, vous avez raison. Effectivement, j’en suis consciente. J’ai écrit récemment un texte court sur l’enfance, où exceptionnellement je parle de la mienne. Et cela dans le cadre d’un ouvrage collectif autour du thème « enfance tunisienne », dirigé par Sophie Bessis, et où il s’agissait de raconter un événement personnel. Au début j’ai dit non, et puis, pour des circonstances qui ont marqué ma vie ces derniers temps[1], je me suis dit pourquoi pas. Or dans ce texte, le personnage principal, bien que ce soit juste une petite fille, parle comme moi maintenant ; et là, je me suis rendu compte combien il était difficile, étant adulte, d’écrire comme un enfant. On écrit avec son âge, avec la misère au creux de ses tripes, toutes les choses qu’on a traversées et dont il est difficile de faire abstraction pour se mettre à la place d’un enfant. Donc, forcément, mes personnages enfants sont toujours plutôt adultes.

 Mais dans le même temps, l’Heure du cru, qui peut sembler à première vue un livre sur l’adolescence, n’est en fait qu’un récit d’adultes revenant sur leur adolescence manquée…

 Il faut préciser d’abord que l’adolescence n’est pas un âge, c’est plutôt un état. Je pense que dans L’Heure du cru, le héros, le jeune Adel, n’a d’intérêt, de vocation essentielle que de raviver chez les adultes constitués les manques qu’on attribue, d’une manière confortable, à l’enfance ou à l’adolescence, parce qu’il est plus facile de mettre les manques au passé que d’essayer de les vivre au présent. La prise de conscience des manques, le désir de les combler est plus franc à l’adolescence, parce qu’on n’est pas encore emmuré dans la vie qui nous conduit.

 Dans tout ce que vous avez écrit, le récit est très souvent associé au métadiscours, c’est-à-dire à une réflexion sur la matière narrative, en guise de distanciation qui rappelle au lecteur que le texte qu’il est en train de lire ne renvoie pas forcément à la vérité des choses. Ce procédé est-il dicté par un souci de démystification ?

 Vie de miettes est partie d’une idée à laquelle je crois : notre existence est constituée de miettes de vie que nous essayons de raccorder entre elles tant bien que mal, en utilisant un certain nombre d’ingrédients qui relèvent de conventions ou qui nous sont personnels. Ce qui confère au final une juxtaposition de petits bouts, une mosaïque composite où les morceaux qui la constituent n’ont rien à voir les uns avec les autres. C’est une évidence que je partage sans doute avec bon nombre de personnes et c’est ce que j’ai essayé d’illustrer à travers les déambulations de la petite fille, qui, en vérité, n’en est pas une, car elle représente pour moi la femme tunisienne, peut-être parce qu’à la fin les femmes redeviennent toutes de petites filles. Bref, cette petite fille ne réalise à la fin que des petits bouts de vie (son enfance, l’arrivée d’un monsieur qui porte avec lui une parole vraie dont elle n’avait pas l’habitude, puis des partances, cette espèce d’émerveillement qu’est la partance qu’elle ne pouvait voir que par la petite entaille entre deux bâtiments de sa ville, puis le départ de ce monsieur, la découverte de son père, les possibilités de l’errance en ville et puis le père qui s’en va…) tout cela fait des petits bouts de vie, des miettes de vie, et elle dialogue avec une idée qui lui fait prendre conscience que cela n’est pas une vie.

Je le dis sans l’idée de dénoncer ni de juger deux attitudes que je déteste, car j’ai horreur des prises de position. Je décris simplement. Mais je me rends compte quelques fois qu’il suffit de juxtaposer deux, trois phrases, les plus anodines qui soient, d’une neutralité quasi administrative, pour avoir l’aspect d’une dénonciation virulente.

 Sans être pour autant au service d’une quelconque dénonciation, l’écriture demeure pour vous le lieu d’un certain décalage. Mais pourquoi ce regard décalé est-il presque toujours l’apanage des femmes ?

 J’ai, à ce propos, une conviction toute personnelle : dans notre société, la femme entreprend des aventures spirituelles souvent plus poussées que l’homme. Et là, je pense que les aventures les plus outrancières, comme le port du voile ou le fait de se refuser des libertés qui lui ont été accordées, sont, dans une certaine mesure, une forme de transgression. Et cette transgression est, sans doute, le résultat d’un long cheminement tissé par la conjugaison de plusieurs facteurs individuels et collectifs.  Je sens donc qu’il y a plus de cheminement audacieux, hardi, fougueux (parfois dans le mauvais sens) chez la femme.

 Cela s’explique-t-il par le fait que les femmes subissent plus de contraintes que les hommes ?

 Certainement. Assumant plus de vécu, traversant le quotidien qui est plein de richesses, la femme est, de ce fait,  dépositaire d’une densité de vie qui peut l’amener à aller fort loin. Il y a aussi le poids des contraintes sociales. Sur ce point, la société n’est pas aussi évoluée qu’elle le prétend. Il n’y a qu’à comparer la distribution des contraintes entre hommes et femmes. La situation n’a guère changé depuis la génération précédente. Et malgré certains acquis, la contrainte sur les femmes reste souvent plus marquée. Or la contrainte fait naître chez la femme la nécessité de la transgression. Celle-ci se fait dans tous les sens, dans les aspects de la vie les plus futiles comme dans les plus fondamentaux

Mais n’est-ce pas contradictoire, voire même régressif, que des femmes refusent leur propre liberté ?

        J’ai une grande consternation devant la génération de femmes voilées qui refusent quelque part de vivre. Peut-être parce que, en dépit des apparences, les rapports entre les deux sexes n’ont pas beaucoup changé, comme je viens de le souligner. Il y a eu certes trop de choses en trop peu de temps du côté des femmes, alors que les hommes n’ont presque pas changé. Si bien que les femmes sont réduites à assumer seules une situation trop lourde pour elles. Ce qui explique que certaines femmes faiblissent et se relâchent en cours de route.

 Vos personnages sont traités d’une façon particulière, peu commune avec ce qu’on a l’habitude de voir dans le roman tunisien ou maghrébin en général.  Est-ce qu’il y a dans ce choix une quelconque influence d’un livre, d’un auteur, ou d’un courant littéraire ?

 Je ne sais pas. Ce que vous dites relève de la compétence du lecteur ou du critique. Toutefois, il y a forcément des auteurs qui m’ont beaucoup marqué. Il y a probablement l’influence de Dostoïevski, un auteur que j’ai beaucoup lu avec application. Et son univers m’a profondément imprégnée, notamment pendant ma jeunesse.

 Et maintenant, quelles sont vos références et vos lectures parmi les écrivains actuels ?

 Je peux citer Patrick Modiano. Il y a également Michel Foucault qui, sans être romancier, a une écriture d’une telle énergie où foisonnent des expressions d’une force étonnante, comme en témoigne son livre Dits et écrits, un remarquable ouvrage posthume qui réunit ses conférences, ses cours et ses interviews. Là, j’étais frappée par un texte sur  André Breton qu’il présente comme « un nageur entre deux mots ». Et je trouve cette phrase extraordinaire. Sinon, j’ai un penchant pour ceux qui écrivent court, comme Hemingway et notamment Tchékhov qui avec son quotidien grisâtre, triste et déliquescent renferme à la fois toute la souffrance et toute la beauté du monde. J’aime aussi Paul Auster dans L’Invention de la solitude, mais je lui reproche d’écrire des livres qui se ressemblent trop. En tout cas, je préfère les Américains aux Français. Je suis donc partisane de la brièveté et de la concision dans l’écriture. J’ai d’ailleurs un certain nombre de textes courts, jamais publiés, qui n’ont pas de vocation particulière. J’en ai regroupé certains sous un titre que j’aime bien « pointes sèches » parce que c’est exactement ce que je ressens quand je les ai écrits, volontairement courts et volontairement épurés, comme décharnés de tout ce qui n’est pas indispensable à la survie du texte.

 Pour en revenir à vos personnages. Ils perdent à un certain moment toute épaisseur psychologique,  car en se confinant dans le silence et l’observation, ils finissent par gommer toute extériorité.

 C’est surprenant ce que vous dîtes, car dans le livre que je suis en train d’écrire et qui me tient maintenant depuis deux ou trois ans, la narratrice décide à un moment donné de rentrer dans son récit. Et elle se dit : «  puisque je n’ai pas de liberté dans ma vie, alors je vais rejoindre mes personnages et accéder à la liberté que je leur ai donnée ».

Mais, je pense que je ne vais pas garder cela, car cela fait véhément, cela fait déclaration d’intention ou projet de plaidoirie. D’ailleurs, dans ce nouveau roman, la narratrice sait que ses personnages n’existent pas, et qu’ils sont de simples créatures de papier et de mots sans aucun véritable souffle vital. En effet mes personnages ne sont pas vivants. Et c’est pourquoi, je ne comprends pas comment Flaubert a dit « Madame Bovary, c’est moi ». En ce qui me concerne, une fois que je les ai terminés, je les oublie mes personnages. Ils ne sont plus présents en moi comme des êtres qui m’accompagnent. Ils ne sont pour moi que des éléments d’écriture. Je ne sers pas des personnages, je sers un texte qui est soutenu par un vécu qui est parfois très confus, à travers un malaise ou une colère. Mais lorsque finit le texte, finissent avec lui les personnages. C’est pourquoi aussi je n’aime pas relire mes livres.

Mais peut-être est-ce personnel, comme un effet d’antidote. Mon père avait une vénération pour l’écrit. Tout ce qu’il écrivait était compilé, organisé… Moi, je brûlais ou déchirais systématiquement tout. Maintenant, l’ordinateur nous oblige à garder une trace de nos écrits, mais je déteste toute forme d’archivage de la vie. La vie est essentiellement mouvante.

 Vous pratiquez une écriture qui se démarque de ce qu’on appelle la littérature maghrébine d’expression française. Comment jugez-vous cette littérature ? Comment vous situez -vous par rapport à elle ?

 Malgré tout le respect dû à certains écrivains marocains et algériens et certains de mes compatriotes, je ne sens pas ce type d’écriture et je suis incapable de faire comme certains phraseurs qui puisent dans l’Histoire du Maghreb, qui font des guirlandes et qui vont là où on leur dit, pour qui l’écriture est un message « destiné à plaire », c’est-à-dire à certaines personnes ou à certains groupes sociaux, selon des codes préétablis. Cela n’est pas de l’écriture, mais du ‘du faire part’.

 Mais les notions d’identité, d’appartenance culturelle ne sont pas à ignorer ?

 Certainement. Mais, on peut les dire autrement, avec d’autres mots que ceux convenus, ceux des journalistes et des magazines. Qu’est-ce que l’écriture sinon une expression ? L’écriture ne peut être réduite à une simple revendication d’identité. D’ailleurs, tout texte est obligatoirement un acte identitaire. Je trouve même indécent d’exploiter la souffrance, surtout quand on est de l’autre côté de la Méditerranée et qu’il est tellement confortable de compatir, de décrier ou de dénoncer, dans une émission de télévision.

 Mais cette littérature ne se résume pas à cela. Elle est multiple et sans cesse en devenir.

 Oui, sans doute, mais ce dont je parlais, c’est un certain type d’écriture très convenue, à la destination d’un lectorat précis. Pour moi, l’écriture ne doit pas partir en sachant où elle va et encore moins en sachant à qui elle s’adresse.

 Et la littérature tunisienne ?

 J’ai aimé les premiers livres de M. Ali Becheur, Jour d’adieu, par exemple, ce côté un peu fou, qui est là où on ne l’attend pas. J’aime moins les romans où il devient un peu nostalgique, comme dans Paradis de femmes. D’Emna Ben Hadj Yahia, j’ai lu Chroniques Frontalières. Mais en somme je n’en ai pas beaucoup lu.

 Dans Chronique d’un décalage où il est question d’écart, d’un personnage à la frontière entre raison et folie, votre écriture reste un peu trop sage, comme si vous vous étiez retenue d’y mettre ce grain de folie.

 Je suis d’accord, là, l’écriture est vraiment très « comme il faut ». C’est ce qui a provoqué une réaction négative chez moi quand j’ai relu le livre. Mais ce livre a trois ans, et je pense avoir fait depuis beaucoup de chemin avec les mots. Il faut du temps pour laver les mots de toute cette rigidité que la vie leur donne et j’ai le sentiment qu’avec L’heure du cru, c’est un peu plus délié. Je suis plus à mon aise avec les mots, moins respectueuse. D’ailleurs ce livre a moins de succès, c’est bon signe. (Rire)

 Comment procédez-vous pour écrire ? Y a-t-il un travail de recherche préalable, utilisez-vous un dictionnaire ? Comment faites-vous devant la feuille blanche ?

 Il faut dire que j’écris désormais sur ordinateur. Mais non, je n’ai pas de dictionnaire à côté de moi, même si, je le consulte comme tout le monde pour vérifier un mot, etc.

 Et là, comme vous explorez le champ philosophique, est-ce qu’il y a une relation privilégiée avec certains livres, certaines lectures.

 Pas formellement, mais comme je suis tout le temps en train de lire un livre de philosophie, je sais que la pensée philosophique est là, qu’elle traverse mes écrits, elle est dans mes exigences, mais jamais explicitement.

 Y a-t-il des mots que vous aimez, qui vous reviennent à l’esprit ? Deux ou trois mots qui seraient présents, même si vous ne les employez pas dans vos textes.

 Des mots ! Voilà qui est difficile. (Un temps de réflexion). C’est difficile, « épaisseur », j’aime bien, « frêle » aussi. Mais je n’ai pas de mots fétiches. Il y a un mot qui me tourmente depuis un moment, un mot en arabe auquel je ne trouve pas d'équivalent exact en français, c’est le mot (ibtidhal), et qui est un mot très fort. Je pense à la déliquescence, quand les choses partent, au niveau moral, éthique ou au niveau de l’exigence intellectuelle. Mais de mots qui me hantent, point. Cela dépend des textes et des saisons…

J’aime bien aussi le mot « partir ». Tous mes personnages partent quelque part. de toute façon, l’écriture même est un mouvement, donc elle ne peut que partir.

 A défaut de mots obsédants, avez-vous des métaphores, des images qui reviennent ?

 Il y en a certainement. Comme le texte que je suis en train d’écrire en ce moment, où je me suis rendu compte que le lieu, les personnages, leurs rapports pourraient être la métaphore de la Tunisie. Mais même si ces images et métaphores existent, elles ne me deviennent évidentes qu’après coup.

 Je crois en avoir relevé une. Dans Chronique d’un décalage, la narratrice brûle un rosier chargé de souvenirs, et dans L’heure du cru, le personnage du professeur brûle les copies d’élèves qui lui pourrissent le quotidien. Comme si les personnages, pour avancer, devaient quitter quelque chose, qu’ils partaient moins vers que contre quelque chose.

 Vous savez, dans mon écriture, je suis toujours en lutte pour assagir une certaine violence ou véhémence, non pour la cacher, mais pour la révéler en filigrane. Je n’aime pas les pamphlets, ni la virulence. J’ai toujours besoin de tenir mon écriture. Mais parfois, comme aux endroits que vous dites, cela m’échappe.

 Mais cette propension à abandonner, à se défaire d’une part d’eux-mêmes, vous la ressentez comme une négativité de la part de vos personnages ?

 Non, plutôt comme quelque chose d’inévitable. On est toujours en partance de quelque chose ou de quelqu’un. On quitte à chaque instant. Je crois aux partances multiples dans une vie.

 Avec ou sans projet.

 Absolument. Le personnage de Chronique d’un décalage part sans savoir où il va, cela n’à aucune importance.

 Les deux jeunes gens, personnages de L’heure du cru et de Vie de miettes, sont insatisfaits de leurs études et trouvent que les programmes éducatifs passent à côté de l’essentiel.

 Oui. Je trouve que l’essentiel n’est pas abordé par les programmes scolaires. Comment devenir homme. Qu’est-ce qui justifie une vie d’homme ? Qu’est-ce qui mérite de se battre ? Comment être digne de son humanité ? Mais aussi le goût du beau. Au lieu de cela, nous avons l’informatique et les gadgets au service d’un ludisme aliénant, donc une foule de choses qui ne servent à rien, sinon à passer à la classe supérieure ou à obtenir un diplôme.

 C’est bien le signe que vous n’êtes pas aussi déconnectée que vous le dites.

 Je ne suis pas déconnectée. Mais je dis les choses autrement. Je ne fais pas de plaidoirie, mais j’écris pour mon pays, et mon pays déclenche en moi des sentiments drus, contradictoires et loin d’être paisibles. Ça pourrait être une phrase de Michel Foucault qui résume tout cela : « Certains, comme moi, écrivent pour ne plus avoir de visage » L’écriture est un travail où on est à la fois présent et absent. Présent par ce qu’on a de meilleur et qui n’est pas ma fiche signalétique. Tout ce qui relève de l’autofiction doit s’absenter, cela est d’autant plus important que dans les grands textes littéraires les choses sont vraies sans être exactes.

 Mais comment ne pas se dévoiler en écrivant ?

 On dévoile, mais l’essentiel, c’est-à-dire les ressorts profonds de soi, ce à quoi on croit profondément et non les dernières pérégrinations mentales par lesquelles on est passé en tant qu’individu, ses chagrins personnels ou ses petits problèmes. Cela n’est d’aucun intérêt, même si ça peut faire vendre.

        Entretien conduit par Kamel Ben Ouanès et Mondher Jebbari.

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1] Azza Filali a perdu sa mère, quelques  jours seulement avant la réalisation de cet entretien

Mis à jour ( Lundi, 15 Mars 2010 11:25 )