COMAR 2012
Le Prix Comar en est, cette année, à sa 16ème édition. Il devient un événement littéraire majeur en Tunisie. M. Anouar Attia, romancier, essayiste et membre de son jury nous propose un bref aperçu sur les romans ( d’expression française) retenus pour 2012(liste établie par ordre alphabétique de prénom d’auteur(e)) :
Ahmed Mahfoudh, Dernier voyage à Kyrannis (Arabesques). Après l’Apocalypse (un cataclysme atomique), la vie individuelle et sociale sur terre est devenue étroitement organisée et férocement contrôlée par l’Informatique, sous la supervision d’une figure à la Big Brother : l’Administrateur Suprême de l’Ordre Numérique. Supportant de moins en moins de vivre dans ce monde déshumanisé, Adam rêve d’un retour à la vie « sauvage » telle qu’il y avait goûté enfant dans les îles Kyrannis. Des éléments de l’intrigue l’amèneront à réaliser ce rêve… En va-et-vient entre nostalgie et utopie, d’une part, et une vision sombre du futur, d’autre part, se dégagent, soulignées par de riches références littéraires (où Ibn Arabi occupe une place de choix), deux valeurs bafouées par ce « nouveau monde », celles de l’amour autre qu’exclusivement sexuel et celle d’une spiritualité assimilée, ici, à une ferveur panthéiste.
Aymen Hacen, Glorieux mensonge (Maison Perspectives d’Edition de Tunisie). Le narrateur du journal intime qu’est ce roman est un jeune écrivain écartelé entre sa conviction d’être un incomparable surdoué de la littérature (ce dont en fait porte quelque témoignage un texte traversé d’emportements d’écorché vif et truffé de citations – dont certaines, longues et nombreuses, de l’auteur du roman -) et une inextinguible soif de reconnaissance, y compris (surtout ?) par ceux qui, écrit-il (p.10), « du haut de leur citadelle, […] pensent être en mesure de juger de la qualité des travaux d’autrui, travaux que, bien entendu, ils ne sont pas en mesure de produire ».
Azza Filali, Ouatann (Elyzad). Roman où se croisent deux histoires, chacune aux nombreuses ramifications, les deux ensemble aux multiples rebondissements : l’avocate Michkat, autour de qui se développe la première histoire (racontée par elle-même), démissionne de chez un patron (de cabinet d’avocats) véreux ; Rached, point focal de la 2e histoire (racontée parfois par Michkat parfois par un narrateur omniscient) abandonne métier et famille pour entrer dans les combines crapuleuses (étayées par l’usage de faux passeports) que lui propose Mansour, lui-même sous-fifre aux ordres d’un énigmatique « personnage important »… Entre Tunis et une maison mystérieuse de bord de mer à Bizerte, se déroulent des événements qui, en surface, tissent une trame de « thriller », en profondeur mettent à nu la corruption généralisée et dévastatrice qui gangrénait la Tunisie de juste avant la « Révolution ».
Emna Belhaj Yahia, Jeux de rubans (Elyzad). Sur canevas intimiste, l’auteure tisse un récit où le réalisme s’exalte souvent en envolées poétiques. Au gré des réminiscences et réflexions du personnage principal, Frida, mais aussi des autres personnages qu’installe la structure polyphonique du texte, émergent, de plus en plus étoffés, une image matricielle, celle de la femme en tant surtout que mère (Zubayda, mère de Frida, mais aussi Frida elle-même à l’égard de son fils) et un thème principal, celui du port du voile, traité de la façon subtile et nuancée qu’on connaît à notre romancière.
Jomâa Sassi, L’Aigle-amour de Florem Planet. Jamel, amoureux de tous les arts, en fait successivement l’expérience vécue à travers l’incarnation de chacun d’eux en une femme-muse. Son périple artistique et amoureux s’ouvre et se referme sur Najet, assimilée à l’incarnation simultanée de la poésie, de la nature et d’un pays : la Tunisie. Mais la vraie muse, celle en qui s’incarnent toutes les muses, est le premier amour du narrateur qui appelle celle-ci à le rejoindre sur l’exo-planète où l’a emporté « l’aigle-amour ».
Mahmoud Bédoui, Les faucheurs de l’inculture (Ed. Persée, Aix-en-Provence). Au réquisitoire en règle contre toutes les formes d’inculture, font pendants, en contre-points positifs, deux évocations, l’une à caractère nostalgique, celle des « sixties » où on s’intéressait à la culture sous toutes ses formes, l’autre à caractère surnaturel, celle d’un jardin magique où adultes, enfants, animaux et végétaux communient avec ferveur à la célébration des savoirs et des arts à travers un instrument privilégié qui y donne accès, la lecture.
Mansour M’henni, La nuit des mille nuits ou Le roi des pendus (Ed. Berg, Tunis). Entre rêve et réalité, le narrateur, qui est poète comme l’atteste l’incipit – très long -, se trouve, une fois nommé scribe du roi, à raconter une histoire centrée sur Kmar-El-Makane, seconde épouse du roi, aussi belle que perfide et dont l’ascendant sur son mari et la maladive soif de pouvoir vont mener le royaume à sa perte. Au fil de l’histoire, Kmar se met à ressembler de plus en plus à une certaine Leïla, épouse d’un certain Ben Ali.
M’hamed Dellagi, La Prostituée de Babylone (Cartaginoiseries). Roman dont la toile de fond dépeint les horreurs dont s’est rendue coupable l’Inquisition en Espagne au temps de la Contre-Réforme et de la chasse aux Morisques (référence est faite à l’arrivée chez nous de bon nombre d’entre eux), aux Juifs et aux Gitans. Sous cet angle, la focalisation se fait sur les personnages psychotiques de l’Inquisiteur Juan Blanco et du grand Inquisiteur Fornaria. Le roman s’inspire d’une façon heureuse du genre picaresque où abondent les aventures rocambolesques (sur terre et sur mer) qui arrivent au « picaro » (ici représenté en fait par deux personnages, Ramon et Rodrigo). Dans une 2e édition (que nous souhaitons) il faudra veiller à débarrasser ce texte important des bourdes linguistiques qui s’y sont glissées.
Mohamed Bouamoud, La Profanation (Préface de M. H. Fantar). Le malheur de Rym vient des hommes. Il vient d’abord de son mari qui l’aime mais qui divorce d’elle parce qu’il la suspecte – à tort – d’infidélité. Il vient ensuite (quand elle regagne le domicile paternel) de son père, tyranneau familial rétrograde et misogyne. Cependant, à la fin du roman, « justice poétique » est rendue à travers la mortification du père (que quittent ses enfants), et la (re)conquête par Rym de sa liberté de femme.
Mohamed Ridha ben Hamouda, Zitoyen (sic) ou la génération nomade (Sud Editions. Préface de Kamel Gaha). En points d’appui sur trois personnages portant le nom d’Elissa (la fondatrice de Carthage dans le Livre I, un personnage parmi d’autres dans le livre II, et la petite-fille de ce dernier personnage dans le Livre III), et à travers une narration où dominent la poésie dans le Livre I puis, dans les 2 autres, l’ironie dans l’expression et le burlesque dans les situations, le romancier développe un panorama de la Tunisie qui, après le Livre I, vire du passé semi-légendaire au temps présent où nos sont dépeints le désarroi et l’amertume de 4 couples de sexagénaires témoins de la dénaturation de plus en plus flagrante de la notion de citoyenneté à l’ombre de 2 dictatures, la 1re mégalomane, la 2e mafieuse. L’espoir est suggéré (L. III, ch. 7e et dernier) à travers les paroles innocentes de la petite enfant Elissa qui, s’adressant à un sbire du régime mafieux, lui dit que sa maison à elle sera plus jolie que la sienne.
Ouled Kesmi (« Les copains de ma classe », en translitération de l’Arabe), Le mur des souvenirs (Arabesques). Des anciens du Lycée Khaznadar évoquent leurs souvenirs communs de lycéen(ne)s, souvenirs où se mêlent le public et le privé. En mise en abîme à caractère surnaturel à la fin du texte, il s’avère que celui-ci a été écrit par l’esprit des lieux, ange gardien du lycée.
Rachid Abdeljélil, Le glaive et la balance. L’histoire, qui se situe pendant la 2e Guerre Mondiale, est celle, tragique, d’un enfant du Sud tunisien, Kamel, qui, ayant bénéficié d’une bourse d’études en récompense d’une bonne scolarité, se retrouve étudiant à Paris où il vit une aventure d’amour partagé avec la française Chantal. Mais ces prémices heureuses seront d’abord compromises par le refus de l’Arabe musulman qu’il est par les parents de Chantal, ensuite complètement anéanties par sa condamnation au bagne par les Autorités françaises sur accusation mensongère d’ « intelligence » avec l’ennemi (les Allemands).
Rafik ben Salah, Les caves du minustaire (sic) (Ed. L’Age d’Homme). L’écriture déjantée que nous connaissons à notre écrivain tuniso-helvétique (toutes sortes de manipulations stylistiques en français, démultipliées par la greffe sur le français d’un arabe lui-même complètement démantibulé) est, au-delà de son aspect hilarant et en vertu du burlesque et de la satire que permet ce genre d’écriture, un puissant procédé que l’auteur utilise (parfois à l’excès, il faut le dire) pour faire un réquisitoire accablant du régime de « Zinal » (.. abidine), avec focalisation spéciale sur les abominations commises dans « les caves » du ministère de l’Intérieur.
Salah el Gharbi, La troisième fille (Arabesques). En touches légères mais chargées d’allusions significatives, se déploient deux histoires, celles de Besma et celle de Slim qui, après quinze ans de s’être connus, se retrouvent pour tomber mutuellement amoureux. Elle est « troisième fille » dans sa famille, est divorcée et a deux filles. Slim veut avoir une « troisième fille » d’elle, mais en fin de compte la « troisième fille » qu’aura Slim sera l’héroïne du roman qu’il est en train d’écrire. Sauf que cette héroïne sera le portrait craché de Besma, visage d’ange, un peu volage, un peu fragile, cherchant retour de l’amour, qui s’accomplit dans sa rencontre avec Slim, journaliste de profession, romancier de vocation…
Yesmine Karray, La vase des beignets (Ed. Déméter). Dans l’Au-delà, où le paradis, l’enfer et « le Tartare » (endroit de torture) sont loin de ce que peuvent les imaginer les adultes (vivants), Salvador Dalo (sic), artiste peintre hors normes de son vivant, essaie désespérément de retrouver son inspiration à travers le regard de Yin, regard seulement à demi-mort, donc à demi-vivant. Bonne maîtrise de la langue (malgré certaines maladresses et incorrections, dont on peut cependant parier qu’elles sont dues à l’inattention plutôt qu’à l’incompétence), beaucoup d’inventivité et des moments de vraie émotion dans ce texte de notre jeune romancière.
Anouar Attia
Mis à jour ( Mardi, 22 Mai 2012 17:31 )