Alfonso Campisi, Terres promises, Tunis : Arabesques, 2020.

 

 

Savez-vous qu’il y avait eu un mouvement de harga inversé ?

 

Jusqu’aux années 60 du siècle dernier, nous assistions à  la fuite vers la Tunisie de couples d’amoureux siciliens qui arrivaient en barque sur nos côtes pour échapper au diktat de leurs familles. Ils avaient  décidé de ne pas céder à leur tradition matrimoniale qui reposait sur la différence de statut social ou bien de possession de biens, terrains ou maisons. Mais à côté de ces fuyards, il y avait eu une émigration plus systémique et massive, à la recherche de travail. Alfonso Campisi, un sicilien de bien de chez nous, raconte la saga des Italiens –dont sa propre famille - au début du 20ème siècle, débarquant sur les côtes tunisiennes à la recherche de « Terres Promises ».

 

Terres Promises[1], son premier roman, raconte l’épopée d’une Sicilienne, jeune fille d’un milieu très pauvre, habitant l’île de Favignana, une petite île faisant partie de l’archipel des îles Egades, situé en face de la ville de Trapani. La fille se prénomme Ilaria, « un prénom pas du tout sicilien, mais plutôt de l’Italie du nord, une prédestinée, une battante, une femme méditerranéenne dans toute sa beauté et sa splendeur », précise l’auteur.

Le roman se déroule pendant les années 44/45, à la fin de la deuxième guerre mondiale, dans région très touchée par la misère et par les conflits idéologiques entre fascisme déclinant et doctrines socialistes en progression. Une bonne partie des hommes a déjà quitté la Sicile, migrant vers les USA, l’Argentine, l’Europe, l’Afrique du Sud…et la Tunisie, quittant ainsi  leurs familles et leurs enfants, parfois pour toujours. Des femmes décident alors de quitter à leur tour leur terre natale et d’aller faire fortune ailleurs. Ilaria, l’héroïne de ce roman, dirige ce groupe de femmes à la recherche de travail en Tunisie. C’est là où elle s’installe avec sa communauté immigrée, à la périphérie de Bâb Bahar, dans un terrain vague jouxtant le Vieux Port de Tunis (aujourd’hui déplacé à la Goulette), dans les premières constructions entreprises par les pionniers, de ce qui s’appellera désormais la Petite Sicile. Elle travaille dans une société française de fruits et se marie avec Clément, son camarade de travail, un Français avec qui elle émigre vers l’Afrique du Sud. C’est là où elle découvre l’esclavage moderne à l’image de l’apartheid. Ilaria sera du côté des Noirs pour qui elle réclame justice et dignité. Un attentat raciste dirigé contre l’ANC la handicape à jamais, sans toutefois la tuer. Figure immortelle, elle devient presque une sainte aux yeux des Noirs dont elle servait la cause :

Dans le silence qui avait suivi les propos d’Ilaria, une femme avait élevé la voix en disant : « bénie soit la mère qui t’a porté et le sein qui t’a nourrie ».

La voix grave d’un Noir proclama ; « Ilaria bénie soit la mère qui t’a donnée le sein ».

Le nom d’Ilaria, voulant dire prédestinée, renferme déjà sa vocation de prophétesse, pionnière de l’Exodus au féminin. En effet, fille sans père, d’une mère qui se prostitue occasionnellement pour gagner sa vie, elle se distingue très précocement du groupe social par sa culture autodidacte, par ses positions laïques où la foi est nettement séparée du combat en faveur de la dignité humaine et par son tempérament de leader. On peut affirmer, pour nous situer dans un contexte italien, qu’Ilaria est une intellectuelle organique au sens utilisé par Gramsci, car elle fait partie du groupe qu’elle défend tout en le transcendant par ses qualités militantes et son niveau intellectuel. Toutefois, personnage exemplaire par son courage, son dévouement et sa clairvoyance, elle évolue progressivement vers la figure d’une sainte, ou d’une Sœur Thérèse, surtout après son accident. Telle est l’image que nous donne d’elle la fin du roman :

Ilaria continua depuis son fauteuil, à encourager les plus pauvres, les Noirs, à les pousser, à croire en leurs capacités, leurs qualités, à être les acteurs de leur propre destin, sans jamais se faire écraser par personne. Elle croyait au bien, ce bien fait aux plus pauvres, aux plus besogneux…

N’est-ce pas là l’image de la charité chrétienne dans toute sa splendeur, image renforcée par une certaine similitude avec le Christ puisque, comme lui, elle est sans père, fille de Dieu. Sauf qu’elle est une prophétesse laïque des temps modernes pendant lesquels règnent la colonisation, l’exploitation et le racisme.

Ce roman, le premier d’un chercheur linguiste[2], est en partie une autobiographie plurielle où Alfonso Campisi raconte le périple de sa communauté sicilienne qui  a émigré à travers le monde, fuyant la guerre, le fascisme ou à la recherche d’un emploi. C’est même la saga de sa propre famille : « Ma famille sicilienne, écrit-il, était venue en Tunisie à travers cette migration : ils se sont installés ici, jusqu’en 1945, quand une partie de ma famille est rentrée en Italie et quand d’autres membres sont partis ailleurs, jusqu’aux Etats-Unis. C’était comme une déchirure de la famille…Ma grand-mère me racontait des anecdotes, des personnages, de l’histoire, de cette Tunisie belle de sa culture, sa cuisine… ».

Il s’agit donc de réminiscences de contes, légendes et anecdotes dont l’artisan romancier  a fait un récit épique en hommage aux pionniers de l’émigration italienne, mais surtout aux pionnières, dont la grand-mère. Dans ce sens, Campisi, en féministe convaincu, ne manque pas de souligner le rôle héroïque de la femme dans la fondation d’une diaspora italienne. Et Ilaria devient par le biais de ce récit épique, une passionaria qui guide sa communauté vers l’émancipation, elle « comprend très vite que la clé de la réussite est étroitement liée à la lecture, à la formation d’un esprit critique et à l’instruction en général, tout en se heurtant aux injustices que la vie lui réserve. Elle est une féministe convaincue, tout comme moi », avoue l’auteur dans un entretien.

Toutefois, ce récit de vie n’empêche pas un grand travail sur la langue : Campisi introduit la sicilien dans la langue française par le biais des proverbes et expressions lexicalisées qui donnent au roman sa couleur locale, celle d’un roman du terroir sicilien et méditerranéen. En cela, il me fait penser à un grand roman des années 20, Conversations en Sicile, où le romancier Elio Vittorini, dépaysé par le Nord, revient au pays et replonge dans l’atmosphère de son île grâce aux conversations entre Siciliens qu’il écoute et transpose dans son récit : « Je m’intéresse plus spécialement aux langues de l’immigration, et plus précisément celle de la communauté sicilienne en Tunisie, précise Campisi : l’histoire, la langue et le rapport entre les différentes cultures: italienne, sicilienne et tunisienne évidemment… On possède une histoire commune, c’est connu, et qui remonte à des milliers d’années. Le domaine reste très passionnant et large: un mélange s’est créé et ces deux langues ont été fortement imprégnées ».

Ce roman est donc un grand geste de reconnaissance envers les courageux pionniers de l’émigration italienne. Mais tout en rendant hommage à ses ancêtres immigrés de par le monde, il exprime sa gratitude envers le pays d’accueil, la Tunisie, terre d’hospitalité et du vivre-ensemble, et  dont  le cosmopolitisme a perduré jusqu’à la fin des années 60. Mais, la politique et les idéologies islamo-nationalistes  ont eu finalement raison de la vocation plurielle de notre culture. C’est ainsi que le roman se termine sur un hommage à notre pays, terre d’intégration de toutes les communautés étrangères :

« (Ilaria) croyait au bien, ce bien fait aux plus pauvres, aux plus besogneux, et ceci pour elle venait de sa condition d’émigrée dans un pays d’accueil comme la Tunisie qui sut le construire, en l’accueillant et en lui inculquant les principes élémentaires du respect entre gens de cultures différentes, sans jamais se sentir étrangères aux yeux des Tunisiens que les Siciliens appelaient Arabes ou Maures, et parce que les Italiens de Tunisie étaient aussi des Tunisiens » ( fin du roman).

Ce roman est l’envers symétrique de Une journée à Palerme de Majid El Houssi[3] qui évoque l’immigration d’un Tunisien dans les années soixante, parti en Italie en quête de sa fortuna. Débarquant à Palerme, il entend les premiers cris des poissonniers qui lui rappellent les mêmes rumeurs sur sa terre natale. Car, partout où on va en Méditerranée, on se sent toujours  chez soi : mare nostrum.[4]

 



[1] . Alfonso Campisi, Terres promises, Tunis : Arabesques, 2020.

[2]Parmi ses publications : Ifriqiyya et Siqilliyya, un jumelage méditerranéen (Tunis 2010)La Tunisie, sa langue, son histoire (Tunis 2011),   Filologiasiciliana, studio filologico delle diverse parlate di Sicilia (Tunis 2013), L’instrumentalisation linguistique, culturelle et politique de Mario Scalesi (Tunis 2013),  Trilinguisme en Tunisie (Tunis 2013), et Voyageurs arabes en Sicile normande, XI-XII siècles (Tunis 2014) , Mémoire et contes de la Méditerranée : l’émigration sicilienne en Tunisie XIX et XX siècles (Tunis, 2016)… Mparamu lu sicilianu  (Palerme 2019), I meticciitalo-africaninel.

[3] .Majid El Houssi, Maison Arabe du Livre, 2007 - 186 pages.

[4]. « Mare nostrum » est une expression latine qui, traduite littéralement, signifie « notre mer » en évoquant la mer Méditerranée.

 

AHMED MAHFOUD