La chronique d’un échec programmé
Alia Mabrouk, Fajria, Une vie, Arabesques Editions, Tunis, 2019, 158 pages, ISBN : 978-9938-07-316-4
Après avoir publié plusieurs romans historiques dont notamment Genséric, roi des Vandales (1998) ou L’Emir et les Croisés (Comar d’or 2003), voilà qu’Alia Mabrouk s’attaque à la réalité quotidienne de la Tunisie post révolution. Comme si, sous l’effet de l'événement majeur de 14 janvier 2011, l’intérêt pour l’Histoire de la Tunisie avait imposé un autre paradigme de décodage de l’identité du pays. Il s’agit pour elle d’examiner l’Histoire dans son déroulement immédiat, dans sa matière encore frémissante, frissonnante qui dégouline encore de sang et de sueur. Un tel changement a entrainé un déplacement de perspective : l’ordre social et politique n’est pas appréhendé à travers ses chefs et ses commandants, mais épouse plutôt le point de vue du petit peuple, la masse anonyme, ces êtres qui ne font pas l’Histoire, mais en subissent les effets, car ils constituent cette pâte à modeler entre les mains des grands.
Les héros de cette aventure humaine sont les membres d’une famille qui sent la lie de la marginalité et les relents d’une humanité avortée. On suit les personnages dans leur quotidienneté : ils luttent pour leur survie et en même temps négocient avec leur condition, juste pour retarder les échéances de leur défaite et de leur abdication. Car ce roman de la famille dans la Tunisie d’aujourd’hui est aussi la chronique d’un échec programmé.
Face aux silhouettes anonymes du quartier populaire Ettadhamen, les dirigeants du pays ou les chefs des partis ou des groupuscules ne sont pas placés au-devant de la scène, ni encore explicitement nommés, mais ils ne sont pas totalement absents, car ils agissent en sourdine, derrière un voile épais, comme des forces occultes et sournoisement agissantes. Et pour cause ! Le pouvoir n’a pas de visage, mais des intérêts à défendre, des manœuvres à déployer et une stratégie d’embrigadement des esprits et des volontés. Qu’importe si ces forces sont constituées des Islamistes ou des acolytes du capitalisme moderne, leur effet est manifeste au sein même de la famille du quartier Ettadhamen : les deux fils ainés de Fajria, réduits à un triste désœuvrement, ont « brûlé » les frontières, l’un vers l’Italie, l’autre vers la France. Selma, la fille cadette porte le voile et épouse les thèses rétrogrades des barbus. La fille ainée Naziha, forcée de quitter l’école, échoue chez une riche famille comme une bonne. Et Mounir, le benjamin, dont la vie est un long martyre, va connaitre un singulier destin où il est à la fois le bourreau avec les siens et la victime de son environnement social. Seule Fajria, la mère, le soutien unique de la famille et pourvoyeuse de tous ses besoins, fait preuve de résilience contre les vicissitudes du quotidien. Elle travaille comme femme de ménage dans un lycée à La Marsa, si bien qu’elle s’inflige tous les jours un long et pénible déplacement dans les conditions affligeantes qu’offre le transport public dans la capitale.
Mais, ce trajet est d’autant plus long qu’il permet à Fajria de rêver d’un bonheur qu’elle aurait pu vivre, d’instants heureux qu’elle ne connaîtra jamais, ou faute de mieux, de méditer sur l’avenir de ses enfants, tous happés par les pièges d’un destin injuste et implacable. Et c’est à ce niveau que se déploie la qualité littéraire de ce roman. En effet, par le recours récurrent au monologue intérieur, transposé parfois en style indirect libre, l’auteure s’applique à décrire moins ce que les personnages font en gesticulant, ce qu’ils ruminent dans leur esprit, remâchent douloureusement dans les tréfonds de leur conscience. Par ce procédé, l’auteur parvient à nous communiquer la vision cachée, indicible, silencieuse ou refoulée des personnages : « voilà l’œuvre de sa vie ! Voilà ce qu’elle mérite après des années de sacrifices, renvoyée au ban de « bonne à tout faire » par sa propre fille ! […] Ce n’est pas tellement le terme qui l’a blessée, mais bien le mépris contenu dans ces mots. « Bonne à tout faire » : laver, essuyer, frotter, éplucher, cuire, servir. Non, ce n’est pas le terme « bonne à tout faire » qui l’a cinglée, c’est peut-être tous ces actes pêle-mêle qu’elle effectue sans discernement aucun ».
Que peut faire Fajria face à sa condition de mère, de femme et ou de citoyenne ? Peut-être rien, sinon agir comme un électron libre dans le collimateur de l’Histoire, comme un esprit indépendant face aux forces obscurantistes et doté d’un sens aigu du devoir. Elle est toujours prompte à assumer pleinement ses responsabilités familiales. Dans ce sens, Fajria est hissée au rang d’une allégorie, celle de la résilience et de la soif de liberté de la femme tunisienne, peut-être aussi de l’âme tunisienne dans son ensemble.
Le roman d’Alia Mabrouk établit des liens avec le réalisme du XIXème, notamment avec l’univers de Maupassant, non seulement par la présence du vocable « Une Vie » dans le titre Fajria, Une vie, mais aussi à travers un goût prononcé pour le pathos que nourrissent les effets ravageurs de la bêtise des uns, la cécité égoïste des autres et le règne farouche de l’argent. Là, le quotidien tourne au drame. La fatigue physique et morale se mue en une tristesse consumante qui détruit l’être. Le bonheur apparaît comme un rêve lointain et impossible. Quand la mère meurt, la famille cesse d’exister. Plus de repère, plus de force centrifuge : après l’inhumation de Fajria, « Il (Mounir) n’ose plus rentrer chez lui, voir ses sœurs, sentir l’odeur maternelle. Il n’ose plus affronter le regard des voisins. Il part errer dans le bois de pins. Seul ».
Kamel Ben Ouanès