Les identités Plurielles Edition de la Délégation de l’Union européenne en Tunisie.   Préface de Mme Laura Baeza. Photos de Juan Angel de Corral et Salah Habibi.

 

Un cénacle d’écrivains européens et maghrébins s’est tenu, en novembre 2013, au cœur de la Médina de Tunis, dans le magnifique cadre de Dar Lasram. Au menu de cette Rencontre, un sujet, certes classique, mais plus que jamais au cœur de l’actualité : la question de l’identité. Si celle-ci se pose aujourd’hui avec acuité, c’est surtout parce que le monde est confronté à de grands bouleversements de son Histoire. C’est pourquoi, on ne surprendra personne quand on rappelle que beaucoup de crimes continuent à être perpétrés, dans plusieurs zones de la planète, au nom de l’identité et l’impérieux besoin, souvent xénophobe, de la défendre et de la protéger. Mais en même temps, on initie, au nom des valeurs de cette même identité, beaucoup d’efforts et d’actions en vue d’élargir le champ du dialogue, de l’échange et du brassage culturel.

 

 

Cette perception dialectique de la question identitaire montre à quel point le rapport à l’Autre est d’autant plus problématique qu’il nécessite à chaque fois un renouvellement des modalités de son examen, et surtout une pédagogie plus efficiente pour expliquer le mécanisme de sa constitution ou de sa genèse. C’est ce que les invités à la première rencontre euromaghrébine d’écrivains  se sont appliqués à étudier, chacun à sa façon. La somme de leurs interventions vient d’être publiée par les soins de la délégation de l’Union Européenne à Tunis, initiatrice de la manifestation.

L’ambition de la Rencontre était de cerner les implications multiples de l’identité, tant sur le plan politique que culturel ou historique. Mais l’intérêt de l’ouvrage est ailleurs. Il se garde de reprendre le modèle austère  d’ « Actes de colloque », pour favoriser l’émergence de la sensibilité artistique des écrivains et leur goût prononcé pour l’expression de leur subjectivité. Dans ce sens, les écrivains disent leur Moi, parlent de leur vécu, font des confidences, étalent des souvenirs d’enfance ou fouillent activement dans la trame de leur être, si bien que chaque intervention (ou presque) prendrait la valeur d’un récit, tant sont nombreux  dans ces écrits les ingrédients d’une riche matière narrative.

C’est autour d’une triple interrogation que s’articulent les interventions : Que suis-je ? Où suis-je ? Où vais-je ?[i]

Les uns évoquent les composantes de leur identité civile et procèdent à une véritable archéologie du Je. Dans ce sens, on s’applique à démontrer que son moi est le fruit d’un métissage culturel et fait fonction d’un réceptacle où se croisent des éléments variés ou hétéroclites : rencontres, expériences, voyages, lectures et surtout une propension à voguer dans les contrées d’une imagination fertile : « selon l’Espagnole Helena Cosano ; l’internet et les nouveaux moyens de communication ont relié la planète, une nouvelle culture s’impose peu à peu, - une culture qui ne devrait pas être le moindre dénominateur commun, mais une somme d’identités diverses, s’intégrant harmonieusement dans un tout comme chaque pièce colorée d’une immense mosaïque ».

D’autres écrivains ont choisi d’évoquer la ville de leur enfance et s’emploient à reconstituer mentalement les bribes et les fragments d’une époque révolue. Moins pour laisser libre cours à des épanchements nostalgiques que pour mesurer l’effet de l’aura identitaire d’une cité comme Istanbul ou Athènes  sur la genèse du moi, là où se croisent les races, les confessions religieuses, les langues ou les traditions culinaires. L’écrivain grec Petros Markaris ne dit pas autre chose quand il déclare : « Je n’ai pas de patrie, juste une ville-patrie : Istanbul. Et je n’ai ni identité unique, ni culture fermée. Lorsque j’ai quitté Istanbul, j’étais trilingue. Je savais parler et écrire aussi bien le grec, que le turc et l’allemand ».

Puis, il y a une troisième catégorie d’écrivains qui abordent la question de l’identité au travers le filtre de l’appartenance communautaire, surtout à un moment où celle-ci se trouve confrontée à des menaces de domination ou d’agression. « Entre le poids de la tradition et le choc de la modernité, écrit l’écrivain algérien Hamid Grine, j’ai choisi de ne pas choisir ». Cette hésitation, ou plus précisément la nécessité d’opérer une synthèse entre le passé et le présent, a conduit le mauritanien M’Bareck Ould Beyrouk à confier, dans une missive adressée à son grand père, qu’il est  jalousement attaché à l’ancestrale mémoire des aïeux : « Je reste le gardien de tes valeurs et l’ardent défenseur de la culture que tu portes, seulement, j’ai accepté les autres en moi ».

Tout le monde s’accorde à affirmer que l’identité se nourrit de plusieurs cultures.  Car l’identité est forcément nomade, navigue dans tous les sens, se laisse « transposer sur le dos des vents ». De ce point de vue, comme l’a expliqué Madame Laura Baeza, Ambassadeur de l’Union européenne à Tunis, dans sa préface à l’ouvrage, « Alors, comment ne pas subir l’influence de l’ailleurs ? Surtout lorsque nous y retrouvons des éléments qui répondent à certaines de nos aspirations, à nos ambitions ou même nos rêves ? Il semble donc difficile de ne pas voir notre identité se diversifier, se colorer, se nuancer… bref évoluer ».

Cela nous conduit à affirmer que l’identité n’est pas une entité figée ou fixe, mais plutôt une notion dynamique, sans cesse en devenir. Mieux encore, l’identité se confond avec le principe de partage ; elle est la cristallisation même de ce partage sans lequel elle se perdrait dans des dévoiements périlleux ou dans des dérives dangereuses. D’ailleurs, tout laisse à penser, comme l’a rappelé plus d’un écrivain, « chaque fois que l’identité est rapportée à un foyer du pouvoir, elle devient une source de violence et d’agitation ». Alors, et contrairement au puritanisme d’une morale fermée sur elle-même, l’identité préfère se nicher dans les lieux impurs, et glaner sa subsistance aussi bien dans les jardins fleuris que dans les débris immondes, donc partout où se croisent les différences, les écarts, les rencontres inopinées ou iconoclastes. En favorisant cette vision plurielle de l’identité, nous  cherchons moins à choquer qu’à remuer l’ordre momifié du monde, qu’ donner  plus d’opportunités au brassage entre les cultures. C’est dans ce sens que nous devons comprendre la phrase de l’écrivain algérien Amin Zaoui : «  l’écrivain n’a pas un seul père, mais plusieurs. Il est bâtard. Sa paternité, c’est Proust, Cervantès, Homère, Molière, Oumrou Elkaïess, etc.»



[i] Ces trois questions renvoient au célèbre poème de Voltaire  Le désastre de Lisbonne.